Le débat dépasse la question de la simple pratique, puisque dans les faits, les cinéastes du Mashup et les cinéastes du Found Footage ont la même démarche et le même but. Cependant, la question de la matérialité est une donnée non négligeable, quand on sait l’importance du travail sur la pellicule (presque une tradition romantique de l’artiste dans son laboratoire en plein développement) dans l’art des avant-gardes.
Afin de developper une réflexion autour du sujet, Christa Blümlinger, dans son essai sur le cinéma d’emprunt et le phénomène du remploi d’images (Cinéma de seconde main, Klincksieck, 2013), peut nous aider à dégager plusieurs pistes. C’est d’ailleurs cette question de la matérialité qu’elle propose en introduction, sous forme d’avertissement ; que l’on a tendance à nommer « Found Footage », à tort, toute image en situation de reprise et de mouvement (support, temporalité, contextualité, etc). L’avertissement vise évidemment le phénomène intense de détournements d’images par la technologie numérique et Internet.
Une question sous-jacente est posée tout de même dans le livre à propos de ces remplois d’images : est ce que, finalement, le numérique est condamné à être un support de reprise, de par sa possibilité d’offrir un accès simplifié aux sources ? Alors qu’au contraire, le Found Footage met à l’honneur des fragments parfois oubliés, jetés (les chutes de pellicule non utilisées), ou même miraculeusement retrouvés. Dans ce cas, nous pourrions envisager que le cinéma Mashup aurait la possibilité, de par son support, d’aller droit au but dans son esthétique, et de remplacer les problématiques du vieillissement et de la fragilité du fragment chères aux avant-gardes, par une frénésie de célébration de l’image. Ce qui finalement rapproche les deux pratiques dans leur appartenance post-moderne : la mise en avant d’une mythologie avant tout filmique, même si le Mashup, dans sa dimension Geek, emploie également d’autres iconographies (le vidéo ludique notamment).
Passé ce problème épistémologique, le livre de Blümlinger nous permet de relever, analyser et décortiquer les différentes pratiques esthétiques du cinéma d’emprunt, sous le prisme du travail de grands artistes (Storck, Jacobs, Kubelka, Gianikian et Ricci Lucchi, Mekas. Mais aussi des cinéastes plus classiques comme Godard ou Marker), que l’auteur résume ainsi dans son introduction : « L’opération qui conduit à l’archive du cinéma peut être créatrice ou destructrice, se situer entre retournement critique et fétichisme consumériste, entre narrativité et métaphoricité, ou encore entre pensée historique et détournement ironique » ; c’est à dire que la demarche de reprise d’images cinématographiques n’est pas un simple jeu de mystification, mais aussi, avec malice, de critique de la consommation maladive des images et de la fonction narrative qu’on leur attribue; cette dissection méticuleuse des mécaniques narratives qui est si chères aux artistes du remploi d’images.
Or, tout rapport à une archive filmique, qu’il s’agisse d’un film de fiction ou documentaire, d’un film d’actualité, ou d’une archive familiale, impose une distance critique et temporelle au spectateur : les films d’une certaine époque, remontés dans une autre époque par un cinéaste appartenant à une réalité temporelle différente plonge le spectateur dans un temps ambigu. Christa Blümlinger analyse particulièrement le travail de Gianikian et Ricci Lucchi à ce propos, mais l’on pourrait citer d’autres exemples.
Particulièrement, la démarche de Cinémémoire, cinémathèque en ligne de films amateurs, et que les artistes peuvent réutiliser pour leurs propres films; notamment le film de Claude Bossion (fondateur et directeur de Cinémémoire), Mémoire d’Outre-Mer (1997), qui emploie des archives familiales, et dont le projet n’a pas été de raconter l’histoire du colonialisme français des années 50, mais plutôt de se jouer, avec humour, des préjugés contemporains au cinéaste – par exemple, l’utilisation du hip hop sur des images filmiques datant des années 50 .
Le film d’emprunts (qu’ils soient donc cinématographiques, télévisuels, ou issus d’archives personnelles) peut donc tout autant se destiner à l’histoire, et l’idée alors du film historique n’est pas tant la vérité des évènements que le respect du spectateur et de la source. Ne pas faire croire au spectateur que les images d’archives racontent l’Histoire comme si un scénariste et un metteur en scène avaient ordonné cela en amont (type Apocalypse, La Première Guerre Mondiale), mais assumer que le remontage est avant tout le résultat d’un choix et d’une sensibilité d’un metteur en scène. Blümlinger se réfère à Michel de Certeau en ce sens : « l’archive est dans une dynamique de sensibilité et d’invention, dans un nouveau départ plutôt que dans un retour ou un ressourcement ». Ce qui permet de conclure que quelle que soit l’intention du cinéaste, la création à partir de reprises nécessite le positionnement de l’artiste par rapport aux images employées.
On peut tout autant appliquer la question de la temporalité problématique (ou de l’historicité, pour parler en termes historiens) des films des avant-gardes que décrit Blümlinger à notre réflexion sur le Mashup, puisqu’il réunit des fragments éparses dans une optique parfois différente de celle que le(s) cinéaste(s) des films d’origine avai(en)t envisagé. Une tension que Miriam Hansen a bien résumé dans son essai sur Benjamin et le cinéma (et que Blümlinger cite) : « […] Cette temporalité double est inscrite dans les photogrammes comme un signe matériel, entre le passé d’une présence (l’acte de filmer), et le présent d’une absence (l’observation d’une trace) ».
Des tensions d’historicité esthétiques, selon le terme de Jacques Rancière (différences de courants et mouvements artistiques, décalage technique et mises en scène distinctes) se sont également signalées dans le livre. Au-delà de cela, Christa Blümlinger, en s’appuyant sur le concept de survivance de Warburg, rappelle que la reprise d’image dépasse parfois la logique d’hommage dans une simple optique de beauté universelle. Warburg, en effet, a démontré qu’au travers des époques, les différentes formes d’art réutilisaient des créations antérieures pour des raisons pratiques et surtout pour leur beauté. Ainsi peut-on lire sur l’encyclopédie Universalis, « l’antique nymphe qui, peinte en 1486-1490 par Domenico Ghirlandaio, réapparaît chez lui sous les traits de Fortuna, survit-elle dans la golfeuse posant pour une publicité des paquebots de la ligne Hambourg-Amérique dans les années 1920 ». Et le cinéaste de Found Footage, ou de Mashup, peut également réutiliser des figures et des mécaniques cinématographiques qui ont traversé les âges et les courants.
Cette question de l’image survivante, que l’historien de l’art Georges Didi Huberman appelle « image fantôme » puisqu’elle survit après sa propre mort, après un saut temporel, mène Christa Blümlinger à des réflexions autour de la mémoire collective que permet le cinéma, en s’appuyant sur le concept de mémoire culturelle de Pierre Nora. C’est-à-dire que le cinéma n’est pas un réservoir de mémoire collective, mais un rassemblement de fragments individuels choisis, que les cinéastes du remploi sélectionneront à nouveau ou non par la suite. Ce qui survivra donc résultera d’un choix culturel individuel devenu par la suite collectif. Et ce choix ne doit surtout pas être un processus fétichisant « d’une iconographie cinéphilique qui ignore les effets de l’hybridation », tel que le rejetait Jacques Aumont.
Parmi les nombreux exemples étudiés, Blümlinger débute délibérément par l’œuvre de Ken Jacobs, qui n’a eu de cesse de rappeler que le cinéma est avant tout un art du montage, dans le bon et mauvais sens du terme : le bon, pour sa dimension créative et sa manière d’agencer la pensée d’un film, le mauvais, pour sa fonction d’assemblage de fragments reproductibles, eux-mêmes produits lors de tournages mécanisés, où les mêmes scènes sont rejouées plusieurs fois, dans l’espoir d’obtenir le meilleur resultat possible – et donc jeter tout le reste. C’est exactement le propos de Perfect film (1986), qui vise, à travers la répétition des images, la quête de perfection cinématographique et artistique. Ce premier exemple est finalement révélateur d’un fait avéré : tout acte de création cinématographique est un travail de remploi, par ce travail de montage qui le caractérise. Art moderne de la reprise, le cinéma a puisé dans les mythes de son temps, avant que le mouvement post-moderne n’aille puiser dans les mythes du cinéma lui-même. Le Mashuper en célébrant l’image cinématographique devenue icône esthétique, est bien l’héritier des collages des avant-gardes et des cinéastes du Found Footage, malgré un support et une matérialité différente.
De cet aspect résolument moderne est relevée une observation générale sur le Found Footage : que celui-ci, se jouant de la modernité, travaille et trouble la question de vitesse, perception, choc, mécanique et explosion (des thèmes modernes, dont le symbole le plus représentatif est le train). Il est d’ailleurs difficile de se rappeler de l’ordre des plans, et à chaque visionnage, on a l’impression de découvrir des films différents.
Finalement, l’enseignement qu’apporte ce livre, c’est qu’il y a autant de lectures et d’analyses qu’il y a de films de Found Footage (ou de Mashup), mais que le travail de reprise d’images met en exergue les particularités du cinéma, avantages comme inconvénients : critique de la narration consumériste, de l’industrialisation du cinéma, et de sa propension à se décomposer ; non pas une décomposition matérielle (le syndrome du vinaigre de la pellicule nitrate), mais l’évanouissement des images au fil de la projection. Le cinéma du remploi est finalement avant tout un formidable objet de cinéma, pour parler et rêver de cinéma.