L’ère numérique connectée, de par son organisation en étoile et ses outils de partage, donne une place de plus en plus importante à l’usage des emprunts au cinéma. Des films entièrement réalisés à partir d’images préexistantes peuvent aboutir à des œuvres singulières. Ainsi, le cinéaste peut faire du cinéma sans caméra, grâce au matériel filmé par d’autres qu’il manipule et organise d’une manière toute personnelle.
Créer du neuf en empruntant à l’ancien est une pratique artistique vieille comme le monde : les architectes de la Renaissance intégraient des éléments de l’art antique. Que sommes nous sinon des nains juchés sur les épaules de géants ?
Puis l’invention du copyright et les Romantiques du 19ème siècle ont installé le mythe de l’immanence de la création. L’emprunt était en disgrâce, confiné aux marges des avant-gardes cinématographiques (notamment le found footage).
Aujourd’hui, le « cinéma de seconde main », comme le nomme Christa Blümlinger, revient sous les feux de la rampe. Sa déclinaison « mashup » est florissante sur les réseaux sociaux. Les mashups grands publics qui font rire la blogosphère amèneront-ils de la lumière sur les autres cinématographies mashup plus exigeantes ? Si certains sont des compilations qui ont plus à voir avec la cinéphilie collectionneuse, d’autres sont de véritables œuvres de cinéastes qui échappent pour l’instant à la salle de cinéma. Mais à partir de quand exactement peut-on parler de réappropriation ? Qui sont les auteurs de ces œuvres ? Le mashup cinéma n’amène-t-il pas à redéfinir le statut même d’auteur ? Personnellement, j’ai choisi de faire du mashup cinéma parce que j’ai parfois du mal à me considérer comme un auteur. L’emprunt me permet de m’évader de moi-même, de ne pas aborder de front mes nœuds personnels. Je trouve petit à petit mon visage dans le visage des autres. Avec Perfect film, Ken Jacobs affirmait qu’il n’avait rien à dire, juste à montrer. L’emprunt peut montrer beaucoup et servir de densificateur d’ambiance, d’accélérateur narratif. Un plan emprunté d’un film culte peut évoquer tout un univers en quelques secondes.
Ces motivations intimes ou utilitaires suffisent-elles à expliquer un tel engouement pour le Mashup ? Pourquoi aujourd’hui ?
Au début du 21ème siècle, les images animées sont presque trop présentes dans nos vies. Le grand public peut tourner des images avec son téléphone et les partager avec le vaste monde connecté. Dans cette surabondance, la meilleure manière pour certains cinéastes de créer du sens n’est plus de tourner de nouvelles images mais d’en mettre en lumière certaines déjà existantes et de les connecter entre-elles.
Le langage cinématographique mute car nos cerveaux mutent. Ne fonctionnons-nous pas de plus en plus par « hypertextualisme », sautant d’un lien hypertext à un autre ? Internet nous fait creuser désormais à l’horizontal. Aujourd’hui, notre champ de connaissances est potentiellement infini. Les archives s’ouvrent, les œuvres s’élèvent dans le domaine public. La question aujourd’hui ne serait donc pas comment un cinéaste peut faire œuvre personnelle avec des emprunts mais plutôt comment peut-il faire sans ? Et si dans quelques années, les cinéastes mashupeurs étaient plus nombreux que les cinéastes filmeurs ? Le cinéaste fourmi du 20ème siècle tournait des images. Le cinéaste araignée du 21ème les tisse.
Julien Lahmi