« Toute écriture est en fait constituée de cut-ups. Un collage de mots lus et rabâchés. Quoi d’autre ? L’utilisation de la paire de ciseaux rend le processus explicite et est susceptible d’extension et de variation.«
Burroughs dans « Œuvre croisée »
Continuons nos aventures mashupiennes littéraires et rentrons dans l’univers étrange du cut-up, cadavre exquis consistant à découper des mots ou fragments de textes pour les réagencer de manière aléatoire. Mais si c’était si simple … Alors on est parti !
Cette technique est directement inspirée du mouvement artistique Dada né en pleine première guerre mondiale à Berlin. Très vite diffusé partout, il s’inscrit dans un rejet des conventions, une réflexion sur la liberté d’expression dans la société ce qui passe aussi par la libération du langage.
Tristan Tzara, qui est l’un des fondateurs de ce mouvement, définit déjà l’art du cut-up dans les années 20.
Take a newspaper. [Prenez un journal]
Take some scissors. [Prenez des ciseaux]
Choose from this paper an article the length you want to make your poem. [Sélectionnez un article de la longueur souhaitée pour faire votre poème]
Cut out the article. [Coupez l’article]
Next carefully cut out each of the words that make up this article and put them all in a bag. [Découpez avec soin chacun des mots qui composent cet article et mettez les dans un sac]
Shake gently. [Remuez gentiment]
Next take out each cutting one after the other. [Puis prenez chaque morceau découpé l’un après l’autre]
Copy conscientiously in the order in which they left the bag. [Copiez consciencieusement dans l’ordre où ils ont été retirés du sac]
The poem will resemble you. [Le poème vous ressemblera]
And there you are—an infinitely original author of charming sensibility, even though unappreciated by the vulgar herd. [Et voilà c’est vous, un auteur infiniment original, d’une sensibilité pleine de charme, même si le troupeau vulgaire ne l’apprécie pas]
La revue éditrice anglais Ragged Lion Press axée sur la littérature publie en 2016 une vidéo sous forme de mash-up avec des extraits de films de Bunuel, d’Hitchcock et porte en voix off les instructions de Tzara ( que les non anglophones m’excusent, on ne trouve que des documents visuels non sous titrés).
A la fin des années 50, cette méthode est reprise, redéployée par l’artiste peintre et poète d’origine canadienne Brion Gysin, qui en découpant des journaux pour une création constate que des fragments mélangés peuvent aussi signifier quelque chose. Son camarade, l’auteur William Burroughs l’utilise ensuite de manière récurrente dans son œuvre littéraire. Source.
William Burroughs, auteur américain de romans aussi hallucinés les uns que les autres est la figure de proue de la beat generation (avec Jack Kerouac et Allen Ginsberg). Tel les artistes dada bien plus tôt, il a cherché à remettre en question les conventions imposées par la société américaine et déployé le cut-up dans tout son travail artistique.
Burroughs explique à son tour sa méthode dans cette vidéo ici : « La méthode est simple. Voici l’une des manières de procéder. Prenez une page. Cette page par exemple. Maintenant, coupez-la en long et en large. Vous obtenez quatre fragments : 1, 2, 3, 4… Maintenant, réorganisez les fragments en plaçant le fragment 4 avec le fragment 1, et le fragment 2 avec le fragment 3. Et vous obtenez une nouvelle page.
Prenez n’importe quel poète ou prosateur que vous aimez. La prose ou les poèmes que vous avez lus maintes et maintes fois […] Recopiez les passages choisis. Remplissez une page d’extraits. Maintenant, découpez la page. Vous obtenez un nouveau poème. Autant de poèmes que vous voulez. ». Source.
La technique du cut-up est alors directement liée à un mode de vie marginal où la consommation de drogues importante constitue un moyen d’accéder à des visions hallucinatoires qui permettent de faire émerger une créativité « libérée ». Il s’agit par ces découpages de retrouver cette liberté là, de distordre la pensée par le biais de l’écriture.
Il l’utilise dans son oeuvre La trilogie Nova écrite à la fin des années 50 et publiée entre 1961 et 1964 qui comprend les textes “La machine molle”, “Le ticket qui explosa”, “Nova express”. On peut retrouver des passages de cette oeuvre lus et mis en images par le réalisateur Andre Perkowski entre 1999 et 2014 sur sa chaîne.
Dans le texte « La révolution électrique », l’écrivain va plus loin et avance l’idée que cette technique représente une « arme à longue distance » qui permet de « développer des modes opératoires qui vont brouiller les discours officiels » et contrer les médias de masse qui incarnent cette autorité :
« Dans la Révolution Electronique j’avance la théorie qu’un virus EST une très petite unité de mot et d’image. J’ai suggéré alors que de telles unités pouvaient être activées biologiquement pour agir comme des tensions virales communicables. ». Source.
Le cut-up devient ainsi un élément qui s’ancre dans une dynamique de contestation du langage, des autorités, des discours officiels pour nous proposer une remise en question de nos perceptions (sacré objectif !).
Citons un bout de la quatrième de couverture de l’ouvrage de Clémentine Hougue : Le cut-up de William S. Burroughs – Histoire d’une révolution du langage : “il donne à lire une prose fragmentée et instable, aux fins éminemment contestataires. En bouleversant les codes de la création littéraire, cette technique met en place une véritable politique de l’écriture car, plus qu’un simple procédé, le cut-up est un appel à se réapproprier le langage en le libérant de sa linéarité.”
Il faut donc casser les codes de la littérature et devenir un auteur engagé dans une démarche presque scientifique de “lâcher prise” pour faire du langage un virus.
L’auteur du Festin nu ne s’est pas contenté d’y procéder dans ses romans mais a aussi appliqué cette méthode avec un même objectif de contamination dans le cadre d’expérimentations sonores sur des bandes magnétiques et visuelles. Il a ainsi écrit plusieurs films avec Ian Somerville (créateur de logiciels) comme Towers Open Fire (visible ci-dessous) The Cut Ups, Bill and Tony, William Buys A Parrot.
Chacune des vidéos joue sur ces effets de distorsion sensorielle: variation de la voix, sons aigus persistants, superposition d’images, répétitions qui donnent l’impression d’essayer de capter une station de radio et qui sont perturbantes parce que ne nous laissant pas de repère, rien à quoi se raccrocher. Marina Poisson en parle notamment dans l’ouvrage “Réfléchir sur (la) sensation” ici.
Personne n’aura ainsi aussi bien incarné l’esprit cut-up que Burroughs qui est allé au bout de sa démarche, utilisant différents supports pour l’incarner. Par la suite cette technique a continué d’être employée par différents artistes, aussi bien plasticiens qu’écrivains, que dans le cadre d’ateliers d’initiation. Certains musiciens également s’y sont essayé, davantage comme exercice, jeu pour créer que dans une vraie démarche contestataire. Parmi les artistes qui en revendiquent l’héritage, nous retrouvons les Beatles, Kurt Cobain qui avait avait côtoyé l’écrivain, Joy Division, Iggy Pop, ou plus récemment Thom York de Radiohead. Finissons cette chronique avec un extrait vidéo dans lequel David Bowie procède à cet exercice (la cocaïne n’étant bien sûr pas indispensable).