Le mashup est forcément présent dans le clip musical. Le format de ce dernier permet bien souvent aux artistes de trouver un terrain d’expérimentation non seulement sonore, mais aussi visuel. L’étude du mashup dans les openings d’anime avait révélé combien les créateurs japonais aiment jouer de l’emprunt, en particulier à un niveau visuel, entre tableaux et motifs ancestraux, prises de vue réelle intégrée à l’animation ou textures diverses du monde de la virtualité. S’emparer du clip musical japonais s’inscrit en continuité de cette réflexion.
Mais l’usage du mashup se révèle pertinent dans le cadre de la musique japonaise, et plus particulièrement de sa pop-rock actuelle, car il s’associe généralement à des visions d’une culture abondante en hybridations folles, en hystérie kitsch, entre absurde, trash et vulgaire. Mais est-ce véritablement le cas ?
Avant d’aborder ces exemples musicaux, de la J-Pop à l’électronique, il est bon de rappeler le rapport singulier des artistes japonais à l’emprunt. Celui-ci s’effectue dans une forme de décontraction totale, où l’usage de sources extérieures se révèle bien plus souple qu’en Occident. Les artistes piochent dans de nombreuses cultures et n’hésitent pas à adapter les éléments à une mode de pensée ou une esthétique japonaises. Les morceaux d’ailleurs sont en quelque sorte passés au travers d’un filtre, souvent déformés et réadaptés à un contexte asiatique. En ce sens, la musicalité et le clip affirment, par les mélanges créés, la culture du pays.
Ce Japon fou à lier
Les premiers exemples de musique japonaise qui nous parviennent aux oreilles, dans notre imaginaire collectif occidental, sont ceux de la J-Pop, débarquée sur la fin des années 1990. La création de la Japan Expo en France devint notamment une porte ouverte pour la venue de nombreux artistes populaires, tandis que de nombreuses boutiques, mais aussi le développement de conventions, d’événements et de sites spécialisés (Catsuka, Nautiljon, Anime News Network, pour citer les plus complets) ont prolongé la dynamique d’import du phénomène musical. Mais là où des communautés de fans se créent et s’agrandissent, la J-Pop demeure mal perçu par une grande partie de la population occidentale, du moins en France, là où d’autres objets populaires, comme le manga, ou l’animation, se sont peu à peu intégrés au paysage culturel. Cette musique demeure notamment associé à l’image d’un Japon versant dans le non-sens total, abondant en références mais déconstruit, criard et vulgaire.
Le mashup participe dans un premier temps à cette perception – et celle-ci, erronée ou non, nous sert tout de même de point de départ pour une première appréhension de la pratique dans le clip musical japonais. Car l’utilisation des techniques d’incrustation accompagne entièrement cette idée du Japon « foutraque » qui, il faut bien l’affirmer, existe.
L’une des artistes emblématiques de cette vision demeure Kyary Pamyu Pamyu, la, en quelque sorte, Lady Gaga japonaise. L’univers de la jeune femme est frappant, par ses nombreux décalages entre l’enfantin le plus kawaii et les sources de trivialité qui ponctuent ses clips. Le mashup y flirte avec le cosplay et agit comme son véritable prolongement amélioré, en tant que moyen de propulsion dans un univers patchwork et surréel.
Ce mashup qui semble d’abord composé pour l’absurde, le vulgaire ou le kitsch véhicule ainsi l’image d’un Japon fou à lier. Il participe en ce sens autant au rejet de certains qu’à la fascination d’autres pour la J-Pop, et incarne un bizarre quasi-exotique. De nombreux autres exemples deviennent en outre des chansons virales, comme, outre Kyary Pamyu Pamyu, Yatta ! du groupe Happatai, où déambulent des chanteurs en fundoshi (pagne porté par les hommes, notamment les sumos) ; ou encore les maquillages forcés des Mini Moni. Parmi ces vidéos virales, beaucoup versent dans l’humour absurde, tel le « Sushi Tabetai » (« Je veux manger des sushis »), slogan entêtant du troublant clip d’Orange Range.
Ce clip de ce célèbre groupe est composé par le collectif AC-Bu, dont est caractéristique l’esthétique visible, faite d’alliages entre publicités, photographies, et boucles animées recréées à partir de cette matière. Ce travail graphique accentue le message caché dans des paroles a priori simples et innocentes en faisant du sushi en un symbole quasi-pornographique.
L’un des autres aspects de la J-Pop qui participe de son image « négative », ou du moins biaisé, réside dans le phénomène, incontournable en terme de clip, des pop idols.
La place du mashup chez les pop idols : machine à formater ?
Le clip participe fortement à la construction de l’image fantasmatique de l’idole, qu’elle soit féminine ou masculine. Elle le place en position de performance autant musicale que physique, visuelle, par le canon de beauté imposé ou l’affirmation d’un certain caractère avec lequel le public doit se sentir familier. Ces notions deviennent encore plus importantes au niveau des réunions de pop idols, à savoir les fameux groupes musicaux – boys band ou girls band – au Japon. Les chanteurs n’y sont pas souvent que chanteurs, mais surtout danseurs et acteurs, voire doubleurs dans de nombreuses séries.
Alors, quelle place pour le mashup dans des clips servant à construire ces personnalités et à créer du « phénomène » médiatique ? D’abord, la plupart des clips veulent valoriser les qualités de danse autant que la beauté physique des chanteurs. Ils restent ainsi dans une restitution en plans larges ou serrés des mouvements de la chanson et imposent de timides jeux d’incrustation. Ceux-ci renforcent souvent l’image romantique des groupes, ou, de manière plus intéressante, s’appuient sur des symboles venus du monde de la virtualité. Emoticônes, petits cœurs, smileys ou encore graphismes de jeux vidéos sont ponctuellement intégrés à la chanson dans le but de se relier directement à l’utilisation des réseaux sociaux, mais aussi d’avoir un langage visuel aux émotions parlantes, notamment auprès des spectateurs occidentaux.
« Hold My Hand » de la pop idol sud-coréenne Lee Hi
Le mashup sert à renforcer le glamour de la pop idol, ou à appuyer une compréhension simpliste des enjeux de la chanson. La pratique demeure rare et ce sont des jeux graphiques analogues qui peuvent parfois aider à la libération de ces icônes très contrôlées. Dans le cadre des groupes musicaux, quelques clips font figure d’exception lorsqu’ils en appellent à des effets plus sophistiquées, ou des décors et situations fantaisistes intercalés entre les moments dansés et chantés, et qui cassent leur image figée contrôlée.
Le clip « Gingham Check », du groupe musical féminin AKB48, parodie plusieurs éléments du film de genre
Le clip « Nice na kokoroiki », du groupe musical masculin Arashi, progresse quelques variations graphiques
Ces exceptions sont timides et ponctuelles au sein d’une matière visuelle – et musicale – au final souvent redondante et très limitée dans son propos. Mais elles sont la voie vers un probable mashup qui, s’il n’existe pas encore, pourrait être un jour un outil créatif de transgression.
Au-delà des pop idols, sur une scène plus indépendante…
Au-delà, si l’on se décale dans un spectre moins proche musicalement de la J-Pop, les pratiques demeurent évidemment multiples et plus ou moins prononcées. Le mashup peut varier du simple jeu d’incrustation jusqu’à des pratiques véritablement personnelles, sur lesquelles cet article va s’attarder en seconde partie.
Force est de constater que le mashup appartient à une certaine scène des groupes indépendants, issus principalement de la musique pop-rock, frôlant parfois la folk, le jazz ou le funk. Ceci est particulièrement révélateur au début des années 2000, notamment avec de jeunes artistes pris dans une certaine ébullition fantaisiste. Southern All Stars propose ainsi avec « Rock’n Roll Superman » un clip « à l’ancienne », constitué de collages recréant dans les paysages urbains ou ruraux les plaisirs de la vie, le désir, le goût d’un certain voyage au cœur des formes… Là, le mashup est une pratique choisie ponctuellement, dans un but ludique en lien avec les paroles et le rythme du morceau.
Le mashup devient à la fois marque de modernité et goût d’un vintage à l’occidental. Les jeux de collages sont nombreux, et les inspirations du côté de la scène rock de l’Angleterre des années 1970. Les clips du groupe des jeunes rockeuses Shonen Knife sont ainsi inséparables d’un mashup des objets du quotidien, mais leur musicalité et leur look renvoient néanmoins aux Beatles.
https://www.youtube.com/watch?v=astKY3mmDVI
Ce même goût d’un mashup prolongeant la dynamique musical et la culture de la jeunesse se retrouve dans les clips de Kyoko Fukada, qui jouait la chanteuse dans le film Dolls, réalisé par Takeshi Kitano en 2001. En outre, la création de ces groupes participe d’une libération féministe encore active aujourd’hui.
Le mashup : un concept de revendication de certains artistes
En avançant dans la décennie, l’idée d’un mashup comme conducteur de cette identité indépendante se révèle moins évident. Ce qui subsiste c’est que le mashup, lorsqu’il est utilisé, fait figure de distinction pour certains artistes. Il peut ainsi devenir un moyen de créer une chanson à concept, appuyant un message, une idée forte, un refrain singulier. En ce sens, il apparaît dans beaucoup de clips réalisés par des chanteurs au répertoire ardemment utilisé dans les séries animées. Celles-ci en appellent en effet souvent, pour leurs openings – par exemple aussi sujets au mashup, voir l’article Open Up Japan ! sur le sujet – à des groupes populaires devant composer en fonction du contenu animé.
La chanteuse Angela, une habituée des tubes pour ces animes, a ainsi décliné le concept de « spirale » présent dans le générique d’ouverture de la série Asura Crying. Et son clip, grâce à un habile jeu de duplication, travaille les images dans un vertige aussi visuel que les longs crescendos de la chanteuse.
http://www.dailymotion.com/video/xpj81g_angela-spiral_music
Le cas d’Angela n’est pas anodin car il se rallie à un ensemble de chanteuses puisant grandement dans les imaginaires européens, plutôt que dans le monde de la virtualité. A contre-courant du monde des pop idols, ces groupes surtout féminins cultivent l’attache à l’ancestral et au genre de l’opéra. Dès lors, les inspirations à l’égard de l’Ouest sont nombreuses, entre la musique classique et le conte européen. Les textures deviennent parfois matières à alimenter cet état d’esprit, et leur mise en mashup une revendication totale du style. Kanon, l’une des figures de proue de ce mouvement, traverse dans ce clip les gravures de cathédrales, de nature fleurissante, personnages légendaires et animaux magiques.
Dès lors, le mashup dans le clip musical peut s’imposer comme une véritable revendication d’un style. Il affirme l’univers vocal en lui donnant une incarnation physique, et de fait participe d’une certaine manière à l’entreprise médiatique des groupes, y compris ceux qui souhaitent trancher avec le reste de la production. La technique est ainsi présente dans les clips du groupe BRADIO afin d’assurer un aspect funky que le groupe recherche en permanence dans ses compositions. Mais contrairement à une chanteuse comme Kyary Pamyu Pamyu, les clips ne se répètent pas selon des ensembles similaires, mais bien plus comme des propositions nouvelles échappant sans cesse à une définition de leur style. De fait, chaque clip vient s’approprier un imaginaire spécifique. Avec « Hotel Alien », c’est le goût pour le cinéma et les grandes sagas de science-fiction qui éclate auprès d’une musicalité fantaisiste.
Là se joue une véritable ambiguïté, le mashup étant une pratique artistique, travaillée en vue de sortir des carcans musicaux ; mais aussi un outil de promotion versé dans une logique médiatique.
Une pratique qui se raréfie ?
Néanmoins, le mashup se raréfie. Très prégnant aux jeunes groupes des années 2000, il est plutôt devenu une marque de revendication d’univers véhiculant le Japon du kawai ou du non-sens. Mais les nouveaux groupes de la pop, du rock, du metal ou du jazz, proposent à présent des clips plus homogènes, plus proches de ceux réalisés aux Etats-Unis. C’est ainsi un rapport atmosphérique qui s’installe, refusant le mélange, l’incrustation pour leur préférer la fusion des éléments, le lissage des nappes visuelles ; par exemples chez Buck Tick, EXILE, ou Super Beaver…
Dans ce cas, est-ce que le mashup appartient à un certain âge du clip japonais ? Ou du moins, où est son identité, trimballé qu’il est entre sa participation massive aux phénomènes médiatiques et son usage dynamique dans une production plus indépendante, hors des standards ? L’identité est diffuse, notamment parce que la pratique s’est démultipliée. Elle ne s’est pas seulement cantonnée à une scène des années 2000, mais a infusé un peu partout. Un intermédiaire, ou un prolongement, probable serait aussi l’animation, vers laquelle beaucoup de groupes se tournent de plus en plus. Supercell, Lego Big Morl, ou Galilei Galileo, ou le groupe de rap Suiyobi no Campanella, sont des exemples de pratiques animées décalées, mélangeant les techniques et instituant des univers plastiques très pertinents.
Le clip « Utakata Hanabi » de Supercell fusionne animation et textures réelles.