Photogramme extrait de “L’homme à la caméra”, Dziga Vertov, 1929
Troisième volet d’une série d’articles qui réactualisent des recherches réalisées durant mes études universitaires. J’y étudiais en quoi la pratique du remploi contient une profonde réflexion sur les composantes du médium audiovisuel et cinématographique.
La notion de flux des images traitée dans l’article précédent m’amène à vous plonger aujourd’hui dans des travaux qui auscultent le complexe rapport à l’espace et au temps en procédant par une forme d’épuisement de l’image, de déstructuration narrative par la fragmentation.
La question du flux des images mérite d’être étudiée afin d’en réaliser une analyse critique. La pratique contemporaine du mashup en est un outil possible, qui participe au désir de s’emparer du flux, le stopper le temps de sa manipulation, en même temps que d’y devenir contributeur et donc l’accroître. Un paradoxe qui se fait miroir de notre manière d’aborder aujourd’hui l’échange d’informations et de biens culturels.
Illustrant les échanges et leur temporalité dans notre monde moderne, l’artiste Nicolas Maigret a créé une forme de mashup auto-généré dans The Pirate Cinema (2013). Sous des formes diverses (installation trois écrans, performance, vidéo en ligne) il s’agit d’un collage audiovisuel généré automatiquement à travers le top 100 de téléchargements via le réseau “peer to peer” de The Pirate Bay. Pour chaque échantillon s’affiche des chiffres correspondant aux adresses IP, au pays de provenance et de sa destination.
Loin de se faire critique primaire de ce mode d’échange, l’auteur plonge le spectateur au coeur de ce flux contributif, en perpétuel mouvement, dont la technicité des modes de diffusion modernes a imprimé l’esthétique du fragment (rappelons que le P2P relève du principe de fragmenter un fichier et d’en télécharger/distribuer les portions jusqu’à reconstruction). Dans un entretien donné à Libération, Nicolas Maigretdit : « dans The Pirate Cinema, la forme, la dynamique, le rythme ou encore le montage sont des résultantes directes des propriétés du médium en question. C’est une manière de repenser un travail du cut-up contemporain. En déconstruisant et réassemblant ces films de manière non narrative, le dispositif fait ressortir le formatage de l’image, des postures, des cadrages. Par exemple, on se rend compte que le clip vidéo est très proche du film porno. »
Ce projet questionne, outre le dispositif en lui-même et son esthétique relevée plus haut, les implications d’espace et de temps que la pratique contemporaine du remploi porte en elle.
Le temps réel du montage de l’oeuvre générative utilise l’image filmique et sa structure en récit organisé dont les séquences et leur succession sont les composantes. Ici, l’assemblage aléatoire et déstructuré détruit toute immersion dans le récit des images sources. Mais le fragment devient le symbole d’un film en son entier, reconnu car issu de la culture populaire/mainstream (celle qui est la plus téléchargée et mashupée).
L’espace est confronté aussi à ces différentes perceptions du temps : l’espace du film est destructuré et illisible ou apparaît parfois en écho au fragment précédent. L’espace géographique des échanges entre utilisateurs apparaît textuellement comme composante même du projet. Enfin l’espace de représentation du projet implique un positionnement physique du spectateur. Si la version online sur le site web de The Pirate Cinema utilise le dispositif manipulé comme territoire de diffusion, les versions en installation et performance déplacent ce temps réel dans un autre espace de représentation.
Albert Einstein nous avait prévenu : l’espace-temps, ce n’est pas une mince affaire. Gilles Deleuze a enfoncé le clou pour le cinéma.
Suivant notre axe d’analyse, chaque found footage et mashup présente (au moins implicitement) une réflexion autour de cette entreprise artistique qu’est le cinéma. Notamment dans son pouvoir à modeler un nouvel espace via un jeu sur le temps et dont un des outils principaux serait le montage. Des auteurs verront dans le remploi un moyen de manipuler cet autre espace-temps qu’est celui du film afin de l’emmener au plus proche de celui du spectateur.
Inscrire l’expérience du spectateur dans le temps
Le montage est au coeur du procédé de l’œuvre de remploi. En découpant, sélectionnant et en recomposant une (dis)continuité (de récit, de confrontation plastique,…) l’auteur se joue du temps du film et l’inscrit dans une nouvelle dimension où s’entrechoquent différentes notions temporelles (époque et contexte de production des images sources, époque et contexte de lecture du mashup,…)
Reprenant comme dans The Pirate Cinema le principe de l’algorithme comme source générative, Emilie Brout et Maxime Marion y adjoignent dans Dérives leurs propres critères de sélection et d’unité plastique et narrative.
Dans cette installation, les artistes ont sélectionné plus de 2300 extraits de films mettant en scène le motif de l’eau. Ce qui les unifie ensuite dans un montage infini et sans cesse renouvelé est un algorithme basé sur les critères (esthétiques, thématiques) introduits pour chaque plan par les auteurs. Il se passe donc ici une forme hybride et inépuisable d’assemblage à la fois construit (les critères de sélection et de tri des séquences) et indéterminé. La notion de flux se confronte donc à celle de sélection propre au remploi et introduit le spectateur dans un nouveau rapport au temps ici étiré vers l’infini.
Christian Marclay procède de la même manière en utilisant un motif récurent mais selon une construction rigoureuse et non aléatoire dans The Clock (2010). Il a sélectionné des milliers de séquences cinématographiques ou télévisées liées au temps (affichant à un moment ou un autre une horloge, une montre, un réveil, indiquant l’heure). L’ensemble est recomposé pour que ces extraits se retrouvent synchrones avec l’heure de la projection.
Le spectateur vit une double expérience temporelle : celle du film et celle de sa propre position. Ces extraits recomposent d’une certaine manière un nouveau récit à partir du motif commun de l’horloge. Un expérience qui met en exergue les notions narratologiques de temps de l’histoire (le temps dans le film) et de temps du récit (le temps du film qui se déroule).
Mais le (re)montage n’est pas le seul outil à disposition de l’explorateur temporel. Douglas Gordon étire le temps du film à l’extrême dans 24 Hours Psycho (1993).
Dans cette pièce vidéo, Douglas Gordon ralentit le film Psychose de Alfred Hitchcock (1960) au point de le faire se dérouler sur 24 heures. Aucune autre manipulation que ce défilement ralenti de photogrammes qui composent à l’origine une pièce maîtresse du cinéma.
Il y a bien entendu dans cet exemple atypique de remploi, la recherche du temps. L’idée de redonner unicité à ces photogrammes qui, isolés, deviennent plus des actes photographiques décomposant un mouvement (à la manière de Etienne Jules Marey) que la perception d’un mouvement apparent dû à la persistance rétinienne. Le film de Hitchcock est connu de beaucoup de spectateurs, ils en savent l’histoire. C’est une des raisons qui a du conduire l’artiste à s’en emparer : il déplace ainsi notre perception du temps face à un récit connu. De quelle manière le temps du récit modifié transforme-t-il le temps de l’histoire ? Douglas Gordon s’approche, par sa démarche, de ce qui fait que le cinéma est constitué à la fois d’un temps présent de la narration (ce qui se déroule sous nos yeux) et de beaucoup de “temps relatifs”. Mais ici 24 Hours Psycho réinscrit le spectateur au sein de sa propre perception du rythme circadien (devenu temps du récit). Le temps de l’histoire quant à lui, est, pour la plupart des spectateurs cinéphiles, déjà inscrit en une empreinte mémorielle qu’il confronte alors à lui-même.
Certains auteurs de remploi épuisent le défilement fluide des photogrammes et donc “l’effet de réel” qu’il génère. Dans son ensemble, le film ne serait donc qu’une succession d’instants que l’on peut isoler, découper, extraire et répéter pour en extraire l’essence
Dans The Kiss (1986) de Ortiz comme dans la trilogie de “la compulsion de répétition” de Martin Arnold (Pièce touchée,1989 ; Passage à l’acte,1993 ; Alone, Life Wastes Andy Hardy,1993), il s’agit de faire des allers-retours de très courtes durées pour mettre en latence l’action originale du film. En opérant ainsi sur l’espace de quelques images successives, il s’agit de faire apparaître de nouvelles connotations dans chaque geste, même issu de la prude industrie hollywoodienne des années 1950. « Le cinéma d’Hollywood est un cinéma d’exclusion, de raccourci et de rejet, un cinéma de refoulement. Il y a toujours autre chose derrière ce qui nous est montré, qui n’est pas représenté. Et c’est précisément cela qui est le plus intéressant à prendre en compte. » (Martin Arnold, dans Bref n°40, 1999).
Par cet “arrêt sur mouvement” il s’agit autant de révéler le latent dans l’œuvre originale que dans le regard spectatoriel. La temporalité du film efface souvent le détail au profit du général, du récit, de ses tenants et aboutissants. L’expérience d’usure vécue ici implique une forme de narration implicite, une lecture du film qui va au delà du montage de ses plans.
André Bazin a dit du cinéma qu’il « embaume le temps », en cela qu’il capte par sa technicité une parcelle de temps même si c’est celui qui a été lors du tournage d’un plan. En jouant avec “l’image preuve” qui est celle du film amateur tourné par Abraham Zapruder le 22 novembre 1963, Keith Sanborn donne à penser la valeur d’empreinte d’un événement. Dans The Zapruder footage : an investigation of consensual hallucination(1999, voir le film via le lien) l’artiste répète puis ralentit cet instant qui fait aujourd’hui partie de l’histoire : le meurtre de JFK.
Sanborn y cherche l’épuisement, il y pense “l’avant” et “l’après” en les mettant autant “en scène” (par manipulation) que l’impact suscité. L’image témoin est pensée certes comme une bribe d’histoire, mais encore et toujours une image, matérielle, imparfaite, et surtout hypnotisante par cet instant qu’elle a su figer. Nous sommes proches de ce que Gotthold Ephraim Lessing appelait, dans son traité Laocoon (1766), “l’instant prégnant” dans la peinture. Selon lui, le peintre (classique) peut représenter un événement en n’en figurant qu’un instant, « à condition de choisir cet instant comme étant celui qui exprime l’essence de l’événement ». C’est cet “instant prégnant” du film de Zapruder que Sanborn questionne. Entre capturer le mouvement et capturer le temps n’y a-t-il qu’un pas ? En cadrant on focalise sur un élément, en un instant, mais en abandonnant le reste au hors-champ.
Faire du champ le hors-champ
Si le champ résulte du concept de la pyramide visuelle (fragment d’espace découpé par un regard et organisé en fonction d’un point de vue) il n’en est qu’un fragment. Il est donc possible à partir de l’image et du champ qu’elle représente de penser l’espace global sur lequel le champ a été prélevé. En remploi nous assistons souvent à une matérialisation du cadre, ne serait-ce que par la perte de notion de scène unifiante issue de la narration et l’unité esthétique. Ainsi, le hors-champ pourrait devenir l’espace concret de la diffusion où le spectateur devient, face au mashup, conscient à la fois de l’artifice de la narration visuellement démontré et de sa propre position – aussi dans un hors-champ – de spectateur.
Dans sa vidéo Manderley (2007) Marion Tampon-Lajariette isole différents photogrammes du film Rebecca de Alfred Hitchcock (1940) qui représentent dans le récit le château de Manderley où se déroule l’intrigue. Elle les insère alors dans un nouvel espace recréé en trois dimensions qui serait une sorte de “maquette virtuelle” du lieu. Le lieu, un décor pour les besoins du film, est alors cartographié au sein d’un nouveau cadre de représentation. La vue subjective de la vidéo promène ainsi le spectateur au sein de cet espace diégétique reconstitué.
L’auteur opère une double analyse de la spatialisation : tout d’abord en plaçant les photogrammes au cœur de cette maquette ils reprennent dans ce dispositif leur matérialité d’image “fermée”, délimitée par la surface d’impression de la pellicule. Ensuite la maquette offre à voir ce qui n’existe que dans la diégèse : le château dans lequel déambule le fantôme de Rebecca. Cet espace est totalement artificiel, il n’existe que par des décors et, chez le spectateur, par la capacité du cinéma à donner à penser un lieu sans forcément le montrer dans son entier.
Impliquant à la fois les notions d’espace (de cadrage) et de temps (l’historicité des images et leur valeur de document) Jean-Gabriel Périot opère dans Eut-elle été criminelle ? (2006) par un savant montage dynamique une réflexion sur les manières de représenter et d’appréhender le champ (et le hors-champ) de la mémoire collective.
La vidéo débute par un montage rapide semblant vouloir condenser en quelques minutes tout le champ de la mémoire audiovisuelle de la Seconde Guerre. L’auteur rappelle ainsi ces images qui constituent notre mémoire collective, les fait défiler à un rythme tel qu’un sentiment de malaise empreint le spectateur. Arrivent la Libération, la foule en liesse, la Marseillaise. Des gros plans de visages heureux, fêtant la victoire. On le sent, ces plans sont des recadrages. Puis, petit à petit, les images se succèdent, l’espace se recompose et les éléments isolés de joie apparaissent comme des arrière-plans de scènes d’humiliations publiques de femmes tondues en 1944. L’horreur de la guerre, l’auteur nous invite à la voir dans ses contradictions à l’œuvre au cœur de chaque image, contradictions personnifiées par l’humanité incarnée dans les visages en gros plan. Le champ de l’image, son premier cadrage, s’est déplacé dans les mains du réalisateur. L’espace modifié lui permet donc de jouer de l’effet de hors-champ rendu apparent pour lire en chaque image la complexité sémantique qu’elle possède.
Le cadre serait donc un fragment d’espace comme le plan serait un fragment de temps. Nous voyons à quel point, au delà de la technicité du montage, l’espace et le temps s’imbriquent organiquement dans la question des images audiovisuelles comme dans celle de leur remploi.
Dans cet essai vidéo de Koganada, le cadre, les temps et les espaces, se répondent au sein même de l’œuvre entière de Yasujiro Ozu.
Que l’on se place à l’intérieur du film source, à l’intérieur du remploi/mashup qui l’utilise, ou encore dans le contexte de représentation impliquant le spectateur, l’espace-temps est une question centrale. Elle interroge la narration du film, sa production et sa diffusion, son dispositif de présentation, le flux auquel l’image appartenait et appartient désormais ainsi manipulée…
Dans le mashup moderne, le spectateur assiste en ouvrant ces poupées russes à un jeu de courbure de l’espace-temps. Cela passe avant tout par le fragment qui est le symbole d’un ensemble ramenant à une pièce de culture visuelle populaire, elle-même pièce d’un flux d’images en tous genres. Le mashup dit autre chose sur l’image que son sens premier, celui sur lequel elle a été produite. Il réinscrit l’expérience filmique au sein du vaste espace commun qui réuni les publics, tels qu’ils soient. Il réinscrit le film dans un autre temps, dans celui de l’après, de l’absorption et du regard ludique et/ou critique.
Dans les exemples étudiés ici, la volonté des auteurs va vers une forme d’épuisement de l’image, de déstructuration narrative par la fragmentation ou l’épuisement du montage d’origine. L’image source est questionnée et étudiée dans son nouveau contexte. Beaucoup d’autres films de remploi et mashups ont pour désir de recoller ces morceaux (plans, séquences, figures, cadres,..) dans un nouvel ensemble narratif. Y cohabiterait donc plusieurs types de montages (comme proposés par Vincent Amiel) : narratif, discursif et de correspondances. S’y ajoute les possibilités modernes de collages au sein d’une même images que permet le compositing.
Cette entreprise d’un collage de fragments d’espace et de temps de films dans une nouvelle entité plus ou moins autonome m’amènera à analyser les formes de montage du mashup dans un prochain article.