Le ciné-poète arménien a consacré la plupart de ses œuvres à l’histoire de son pays ou à la relation entre l’homme et la nature. En pleine montagne, La Terre des hommes, Le Rêve et Les Saisons constituent les pierres de touche de ce pan. Depuis toujours, le cinéma d’Artavazd Pelechian aborde l’histoire, non seulement arménienne, mais aussi russe, avec un film consacré à la révolution d’Octobre – Au Début. Réalisé en 1982, Notre Siècle dépasse quant à lui les frontières spatiales : s’il embrasse tout un pan de l’histoire du 20ème siècle, sa force en dit long sur la conquête technologique qui épouse, autant qu’elle épuise, les hommes sur leur terre. Il y a plusieurs années, la vision de ce docu-poème de 50 minutes avait durablement marqué mon esprit de jeune cinéphile, par ses images spatiales alliées à celles de destruction, toutes aussi flamboyantes que la partition musicale, faite de choeurs religieux. A présent, dans la logique mashupienne, revenir sur ce persistant souvenir et l’analyser, le fragmenter avec la distance et les interrogations d’aujourd’hui, révèle le cheminement cosmique qui traverse les créations de Pelechian. Cheminement qui, par les hommes, leurs machines, leur obsession du progrès et de la domination des cinq éléments, discourt sur l’humanité par la sensation du montage image et son.
Précisons-le, Pelechian est un véritable cinéaste de l’archive. En cela, il appartient à ces précurseurs du mashup, ces historiens des images qui manipulent ces dernières pour mieux les décrocher de leur utilisation médiatique. L’artiste arménien a néanmoins cette singularité de parvenir à allier le critique au poétique, ou le cryptique au politique, et ce dans une vibration émotionnelle plus forte que ses premiers maîtres, les cinéastes soviétiques des années 1920.
TÉMOIGNAGE-HOMMAGE : LE SIÈCLE DE L’EMBALLEMENT AÉRIEN
Plusieurs raisons conduisent à l’analyse de Notre Siècle : l’une d’entre elles, c’est que le film, à l’inverse des précédentes oeuvres de Pelechian, fait appel à des archives à la portée plus médiatique. Nous ne sommes plus dans le microcosme arménien, au plus proche du pouls du peuple, et souvent inconnu des spectateurs hors des Balkans ; mais définitivement du côté du connu, de l’international, et d’un contexte historique notamment forgé par une guerre des images. La Guerre froide avec la complexité du conflit russo-américain , toujours à l’oeuvre en 1982, persiste durant le film, mais Pelechian se joue de cet affrontement en créant une véritable confusion. Celle-ci agit en grande partie au niveau des images de la conquête spatiale, l’un des sujets de rivalité pour les deux grandes puissances d’après-guerre.
A première vue, Notre Siècle apparaît comme un glorieux hymne aux avancées de notre siècle, en particulier à la conquête spatiale qui porte ses fruits dès les années 1950. Pelechian va néanmoins valoriser les avant et les après de ces voyages, et laisser assez rarement de place aux images de réel voyage et découverte du cosmos. Son cosmos à lui, c’est bien plus celui des machines qui s’assemblent et se démantèlent, des astronautes dans leur préparation, des scientifiques rivés derrière leurs écrans. Le film s’ouvre sur la compilation de plusieurs de ces images, avec notamment la re-création du décollage d’une fusée, avec à l’appui des rushes d’origines diverses. L’insistance est notamment faite sur le compte à rebours dans les salles de contrôle, perceptible au son avant d’être montré en gros plan à l’écran. La tension s’installe par la minutie du montage, des plans de concentration extrême qui s’entrechoquent jusqu’au décollage ultime.
Dans cette première partie, Pelechian cherche d’abord à incarner les sensations de ces moments : un suspense, une attente, un soudain éclatement des émotions, une douceur dans l’espace, puis une joie immense au retour du voyage. Celle-ci est notamment soulignée par l’attachement aux scènes de liesse et de foule chères au cinéaste car présentes dans toute son œuvre. L’organisation des images, et plus singulièrement de leurs durées, joue sur des effets d’éclatement des rythmes, comme simulant la cascade d’émotions vécues lors de ces événements historiques. Cette force est achevée par les partitions musicales, teintées de résonances mystiques qui se répètent.
La confusion opérée construit d’emblée une forme d’humanisme dans le contexte de l’année de création du film, 1982 : Pelechian, par sa réunion d’archives issues de tous temps et pays, affirme le caractère homogène de cette conquête. Ce sont les mêmes émotions qui traversent autant les astronautes russes que les américains, et qui les unissent dans ce même élan à la verticale.
Pelechian fait en outre une concaténation de l’avant et de l’après – c’est à dire que l’un vient apparaître au cœur de l’autre, et inversement – de chacun de ces événements dont il perd progressivement la logique. Ce sens de la confusion est définitivement hérité de Vertov ou Epstein. L’accélération des coupes et le rythme apporté par le son permettent l’audace des sauts dans le temps, des raccords incohérents, des répétitions intense. Le montage est un véritable espace de liberté pour Pelechian, dans la droite lignée des créateurs des années 1920. À la 11ème minute de Notre Siècle, cette liberté transparaît ainsi dans le rapprochement soudain entre un astronaute des années 1960/70 et un pilote du début du siècle, notamment Louis Blériot et sa fameuse moustache. Un formidable raccord-regard unit les deux protagonistes, bond géant vers l’arrière. Ces deux fragments d’archives deviennent éponges à travers les années, et à travers deux temps à la fois semblables et différents. Semblables par le « rêve de vol » qui caractérise ces hommes distants par le temps. Le désir qui porte Notre Siècle renvoie à la fabuleuse étude de Gaston Bachelard sur le sujet, De l’Air et des songes, où il décortique notamment dans le premier chapitre les origines et l’évolution de ce phénomène icarien. Le philosophe accorde notamment à ce « rêve de vol » une similaire recherche de volupté chez les hommes. Or les images et les montages du cinéaste – nous le verrons en troisième partie de cette étude – tendent à une poésie de la courbe. Ensuite, il les identifient comme différents par ce qu’ils supposent dans la conquête de l’espace. A l’un, Pelechian attribue – notamment par des effets humoristiques dans son montage – la légèreté frondeuse de celui qui tente avec optimisme, et son sens de l’imagination fertile jusqu’à élaborer des structures surprenantes pour s’élancer tel un oiseau dans les nuages. A l’autre, il lui confère plus d’intensité car le rêve devient une réalité plus profonde mais aussi une certaine gravité à double-tranchant.
La liberté dans l’usage des archives doit son existence au re-travail constant des images. Celles-ci sont débarrassées de tout cadre médiatique, de tout discours apposé sur elles pour les sortir de leur contexte. Un arrachement qui fait que la plupart des images, si elles en rappellent d’autres plus connues, demeurent difficilement identifiables. De même la nationalité de l’un ou l’autre astronaute, de l’une ou l’autre machine, bien que de temps en temps reconnaissables par des inscriptions ou des visages célèbres, reste partiellement identifiable. Un nouveau pied de nez au clivage Est-Ouest qui structure le monde à l’époque et une manière de prouver que l’homme-cosmos, dans son ensemble, vit les mêmes épreuves. Ce re-travail confine même à l’abstraction. Continuum des sensations de l’astronaute et du siècle, Kosmos fait d’abord figure de témoin-hommage au sein de la vaste œuvre de Pelechian et de son rapport au monde.
UNE CONQUÊTE À DOUBLE-TRANCHANT, PUISSANCE DE L’AUTODESTRUCTION
On ne peut enlever au film sa nature d’hommage et de glorification. Celle-ci est fortement prégnante au travail de remontage et de transformation des images, et cohabite avec un sentiment plus cynique en demi-teinte. L’aspect critique de Notre Siècle, s’il paraît évident dès la première vision, demeure une couche plus discrète, insidieusement glissée dans un ensemble aux rares dissonances. Plus exactement, les quelques moments de déséquilibres et d’apparitions inattendues du film désenchantent le tableau, en même temps qu’ils y participent.
En passer brièvement par Epstein nous permet d’approcher deux de ces instants de désenchantement. Deux grands cinéastes du début du siècle inspirent clairement Artavazd Pelechian dans leur approche du montage, leur sens du rythme et de la plastique de l’image : Dziga Vertov et Jean Epstein. L’un depuis l’URSS, l’autre depuis la France, ils participent aux mouvements d’avant-garde des années 1920 et laissent en héritage un riche patrimoine de réflexion et d’imagination. Dziga Vertov s’appuie sur des effets de sensations qui lui permettent de saisir une démarche rationnelle et organisée du monde – par exemple l’éveil et l’activité d’une ville dans L’Homme à la caméra. Epstein, lui, met son sens du rythme visuel au service de récits métaphoriques ou fantastiques. Le goût du poétique est plus manifestes chez le cinéaste français.
La Glace à trois faces d’Epstein s’achève sur une scène célèbre, celle de l’accident de voiture de Louis, le personnage principal, qui se lance dans une course effrénée sur des routes de campagne. Le style cinématographique est vibrant de modernité et d’inventivité, cherchant par les moyens du cadrage, de l’accélération de la cadence des images, ou d’effets de flou à transcrire l’ivresse peu à peu ressentie par Louis. L’exaltation de la vitesse, prolongée sur la durée de cette dernière séquence, est brutalement rompue par l’accident. Les repères visuels se renversent, la machine s’éclate en plusieurs morceaux, la caméra revient au plan fixe sur pied. Deux surimpressions concluent la tragique destinée de Louis. La première assimile le visage de l’homme à la roue de voiture qui s’est détachée. Puis, sur un second plan, un panoramique vers le haut crée une autre surimpression, celle du visage de Louis avec le ciel.
Ces deux surimpressions, par la grâce des échos entre les images du cinéma, répondent parfaitement à un premier ensemble de séquences dans Notre Siècle. Ensemble divisé en deux parties distantes – à 15 minutes, puis à 30, c’est dire l’esprit scientifique qui mène Pelechian dans la gestion de son film – et qui concerne les moments quasi-comiques des ratages du siècle. Par ces deux blocs en correspondance, le cinéaste arménien met d’abord en avant les échecs technologiques, avec moult machines qui explosent, chutent, ne tiennent pas au décollage. Puis les échecs des hommes qui s’étalent à terre, se déséquilibrent dans les airs, ou glissent en parachute. Les machines ratent, puis les hommes eux-mêmes ratent. La double-surimpression chez Epstein liait le fabriqué à l’existant, la terre au ciel, par le biais de l’homme et de son visage. Chez Pelechian, la dialectique est similaire mais c’est le ciel qui se fait, tout au long de Notre Siècle, liant entre l’être et la machine, entre l’organique et le technologique. Au-delà, dans le film d’Epstein, la persistance du visage de Louis sur le ciel gagne une connotation poétique quant à la signification de la mort, où l’évanouissement de l’âme se substitue à celle d’une image sur l’autre. Cette beauté d’un montage dont les codes et les effets en viennent à incarner la fragilité humaine sera aussi perceptible à un autre moment dans Notre Siècle.
Cette première vision de la destruction est connotée de manière relativement légère, voire burlesque et enlevée, dans le montage de Pelechian. Au milieu du film, à vingt-quatre minutes très exactement, surgit un second visage de l’auto-destruction induite dans cet hymne glorieux. Le champignon atomique s’impose à l’écran, rompant le mouvement de glorification spatiale. Concrètement, le mouvement de césure s’initie un peu plus tôt dans le film, à 22 minutes et 45 secondes. Mais l’explosion nucléaire divise le film en deux parties, retournant le point de vue sous une coupe plus critique, renversant le miroir. Une poignée de secondes plus tard, le montage revient aux images de conquête, d’envois dans l’espace et de foules en liesse. Le contraste amer induit un second mouvement du film où les plans sont à présent hantés par le champignon. En outre, Pelechian choisit de ne le montrer que brièvement, par trois images brèves insérées au montage.
Dans le montage qui succède à cette rupture, un plan précis se révèle fort intéressant pour comprendre l’un des ressorts propres au cinéaste arménien. Dans son cockpit, un pilote grimace de douleur car il subit un soubresaut et un changement de pression d’air que l’on devine particulièrement violent. La force de cette image aussi ballotée que le personnage qu’elle contient et l’insertion de cette expression dans le rythme précipité qui suit l’apparition du champignon, transporte un sens autant figuré que concret. La sensation d’engourdissement est bien là mais également l’impression de terreur : avec ce plan nous sommes glacés de froid et d’effroi.
Car le thème de la destruction agit également de manière plus insidieuse et sous-jacente. Le plan du champignon éclate littéralement dans l’image car il fracasse la glorification première installée par le film. Mais Pelechian ne va pas s’en tenir à cette image cathartique et symbolique. Il va rappeler, en creux des départs des astronautes, l’imminent danger de la destruction, le risque d’une fusée qui ne décolle pas ou d’une mission avortée. Cela, le cinéaste le travaille à la manière d’une réminiscence : alternant des gros plans d’astronautes prêts au décollage avec des visions d’appareils en explosion ou même de recueillement de proches, il instille par petites touches une donnée sensible et purement mentale. Le spectateur se projette dans la tête de l’astronaute, fait le lien entre des archives pourtant fort distantes, sans lien narratif ou chronologique entre elles et se soumet à une pratique du montage bien soviétique. A n’en point douter, Pelechian s’amuse aussi des conséquences du célèbre « effet Koulechov », où l’action de collure de deux plans va cristalliser l’interprétation de l’un ou de l’autre.
Au cœur de cette dualité du film se découvre une ambiguïté plus profonde. Bien que traversé par la violence des images qu’il travaille, Pelechian les enveloppe d’un mysticisme intense.
ENTRE GRÂCE ET VIOLENCE, FAUSSER L’INTERPRÉTATION
Notre Siècle s’appuie éminemment sur l’idée du diptyque dans sa construction : deux comptes à rebours et décollages, deux soleils ouvrant et concluant le film, deux scènes de « ratés », des partitions, des sons et des images utilisées à deux reprises… A la fin du film, le même gros plan sur un astronaute vient à se répéter, reflet de lui-même. L’image « flippée », pour reprendre le jargon actuel, se fait véritable symbole de cette trajectoire en miroir du montage. Ce jeu de répétition ouvre sur un ultime réflexe de Pelechian, à savoir sa fascination, voire son obsession, sur certains détails archivistiques et leur matière film.
Mais avant d’en arriver à ce mysticisme des images et des sons, nous devons traverser une autre dimension plus inattendue dans l’étude de ce duel entre héroïsme et annihilation : celle de la comédie qui persiste à deux reprises. La composition musicale « comique » l’accompagne par une soudaine légèreté du morceau parmi d’autres compositions plus graves, solennelles ou religieuses. Ici, les cuivres équilibrent l’ensemble en lui donnant un côté burlesque en lien avec les ratages visuels. Ils se lient aussi à la cadence d’images de l’époque plus accélérée, ce qui donne cette sensation de burlesque, pourtant non voulue lors de la captation à cette ère-là.
Ces micro-catastrophes de l’histoire s’inscrivent comme des antithèses à la destruction des terres et des hommes, et aux images d’Hiroshima et Nagasaki. Elles sont là des destructions « positives », témoignages des tests de la science et de la technologie. Elles montrent la volonté humaine puisque l’être ne cesse de fabriquer, de tenter, de se jeter sans hésitation dans le vide. La rapidité de ce montage et le jeu d’accumulation opéré par Pelechian induisent cette dernière idée, distillant la sensation d’une bravoure humaine continuant d’avancer dans l’ère technologique malgré les puissants échecs. Ils traduisent enfin un certain vertige paradoxal, signalant déjà l’ivresse propre à ce désir du progrès.
Dans un numéro des Cahiers de la Cinémathèque datant de 1997, le théoricien Barthélémy Amengual juge Kosmos comme l’oeuvre la moins intéressante et la plus ennuyeuse de Pelechian. Vision péjorative qui ne manqua pas de m’interroger dans la rédaction de cet article et dans le choix de Notre Siècle pour l’analyse mashupienne. Kosmos était précisément le film de Pelechian qui, parmi une sélection d’oeuvres découvertes il y a une petite dizaine d’années, m’avait le plus marquée. Ce sont ses images qui étaient restées accrochées à mon regard, ses choeurs intenses religieux qui avaient duré à mon oreille. Amengual n’a cependant pas totalement tort : le montage de Kosmos et ses jeux d’attraction sont un peu moins subtils que, par exemple, celui des Saisons, réalisation plus vibrante et éclatante d’idées. Mais peut-on néanmoins juger aussi hâtivement de l’absence de subtilité de ce film de 1982 ? La présence de passages comiques prouve déjà un sens de la variation émotionnelle et critique chez Pelechian.
Nous l’avons dit, le brutal basculement opéré par le nuage atomique est quelque peu amorcé à l’image. Plus singulièrement, le travail opéré autour de ces plans devançant le champignon est tout à fait remarquable quant à la manipulation des images. A partir de 20 minutes, le montage entre dans une phase d’exploration multiple des éléments : le ciel est à l’honneur certes, mais aussi la terre par de massifs regroupements des hommes en liesse, et enfin l’eau. Une série de plans sous l’eau, à la présence unique dans Notre Siècle, montrent les capsules spatiales chuter dans la mer et les astronautes émerger d’entre les vagues. Là, Pelechian joue subtilement d’une confusion : à certains plans filmés sous l’eau, il raccorde d’autres plans d’avions transportant des missiles. Mais ceux-ci, par leur lumière, par la présence d’un paysage vallonné et d’ombres tremblotantes, font d’abord songer à des poissons sous la mer. Les silhouettes allongées des avions ne sont pas tout de suite reconnaissables et faussent la première interprétation du plan, qui semble participer à ce bloc aquatique – alors qu’il se révèle transition vers la violence. Le glissement vers la thématique de la guerre et de la destruction est ainsi presque sournois, inattendu, et démontre la subtilité du montage chez le cinéaste arménien.
Celui-ci joue sur notre interprétation des formes et notre imagination. Les images, parce qu’elles ne sont pas tout de suite déchiffrables, engloutissent le signifié sous le signifiant. L’ambiguïté fait en outre flirter un propos douloureux avec la poétique visuelle.
L’immersion onirique accordée à ces avions de chasse « sous l’eau » rejoint une autre image du film. A vingt-sept minutes, un avion touché chute longuement, tournant sur lui-même, tache blanche mouvante sur le paysage. Le plan est retravaillé de manière à obtenir un mouvement circulaire continu, sans interruptions, tandis que la boucle est également sonore. Ce plan en lui-même a du marquer Pelechian lors de ses recherches. La camera suit longuement le morceau qui chute et ne cadre pas l’ensemble. Ce tracé parfait d’un objet en décomposition libre dans le ciel, le cinéaste choisit de le placer à un endroit bien précis dans sa rythmique. Le plan interrompt en effet un flux auparavant plus accéléré et dense, glorifiant la conquête de l’air. Mais soudain, l’héroïque machine qui combattait les airs se suspend et tourbillonne longuement. Ce court instant est le plus beau morceau du film. Il fait songer de nouveau aux théories mi-scientifiques mi-poétiques de Gaston Bachelard : à l’image de cet avion brisé, le rêveur de l’air part à la dérive jusqu’à s’en abimer les ailes, tel Icare. La durée éprouvée du plan, par un subtil étirement du métrage d’origine, imprime une réelle fragilité qui donnerait presque le goût de l’anthropomorphisme à cet avion.
Il devient nécessaire dans cette logique poétique d’en arriver à l’image fondamentale du film qui apparaît dans sa première partie et qui le clôture. Le plan d’une planète frappée par la lumière s’intercale en effet longuement dans cette conquête / destruction aérienne. Au montage, l’apparition du plan tend à devenir proche de l’illusion : souvent raccord avec des gros plans d’astronautes perdus dans leur pensée, ou de vertigineuses plongées dans l’espace, ce cercle lumineux devient objet abstrait et mystique, point d’arrivée de toutes ces accumulations d’archives. En outre, l’effet de boucle qui est attribué au plan crée un mouvement continu d’éblouissement par la lumière, surenchéri au son par le bruit d’une pulsation. C’est presque un astre vivant, qui bat selon un rythme organique. Ce sens de l’abstraction, avec ce retour à des magmas de vie et de lumière surprenants, fait songer au célèbre film de Chris Marker. S’y loge ce retour à la matière même, à l’image sous l’image, aux jeux de lumière sur le néant expérimentés dans Sans Soleil de Chris Marker.
Cette dichotomie entre la violence et la grâce, entre la rage de la destruction et l’espoir de la conquête, Notre Siècle ne cesse de l’estomper, de la brouiller, de la rendre trouble par son montage et ses associations. Par cela, le film pousse à s’interroger sur notre rapport à l’archive et son contenu historique. Nous ne pouvons guère prétendre à la morale, ici, avec le mashup, ce serait d’ailleurs bien malaisé de notre part, mais nous pouvons en revenir à ces œuvres qui arrachent les images connues de leur contenu habituelle et recréent un autre discours, un nouveau point de vue… Avec la distance acquise par le passage à l’an 2000, l’analyse puis la mémoire de ces événements du 20ème siècle, Notre Siècle demeure pertinent et ravive un esprit d’alarme. Si les faits ne se répètent pas, les sentiments, les gloires comme les échecs le font, essences même de l’humain durant son histoire. Et de cela les puissances capables de s’autodétruire pour se rebâtir ? Les derniers événements de ce 21ème siècle auquel nous appartenons sont à même de nous le prouver.
Si Pelechian voit le « cosmos dans l’homme » comme le décrit si bien Serge Daney, c’est bel et bien parce qu’il s’attaque autant aux chimères qu’aux connaissances qui le fondent. Ces images, ce sont celles brassées et répétées dans les livres d’histoire, les documentaires et les reportages télévisés. Remontées, retravaillées et retouchées dans ce film, elles gagnent à la fois en émotions et en réflexions nouvelles. L’expérience cinématographique de Pelechian est ainsi l’osmose parfaite entre la sensation et l’intellect.