Le mot mâcher jouit en français d’un télescopage de sens qui, par mise en abyme, ne peut faire que le bonheur des mashupeurs : mâcher vient du latin masticare, au sens de « avaler, se pénétrer d’une chose », mais aussi de l’indo-européen meyḱ (ou meyǵ) qui, lui, signifie « couper quelque chose sans faire une section nette, déchirer », et a donné, en anglais, mix et… mash, aux sens plus larges de « écraser, meurtrir, broyer, piler ». Cette collusion sémantique sur laquelle nous ne nous étendrons pas davantage est le minimum que pouvait espérer ce courant que d’aucuns qualifient de révolution du cinéma. Pour mieux pénétrer cette philosophie, nous proposons ici de revenir sur son passé, non pas étymologique, mais artistique, en approchant des cinéastes, principalement expérimentaux, qui ont tenté de mâcher le film sans relâche et sans peur d’écraser, ni de meurtrir, broyer ou piler les images.
Pour pouvoir mâcher, il faut d’abord quelque chose à mâcher, de la matière. À une époque ne jurant que par le dématérialisé et les nuages, penser la matière du film semble un exercice tellement démodé… D’ailleurs, durant ces décennies où seul le film celluloïd permettait l’enregistrement et la diffusion du film, ce support était vu comme un véritable problème : lourd comme un âne mort, sujet à la moindre rayure, déchirement, voire combustion, sa manipulation était particulièrement contraignante au tournage, et son usure, au fil des projections, inévitable. Et pourtant, lorsque l’on tape celluloïd dans une banque d’image, le nombre de résultats est éloquent. C’est comme si, à peine débarrassé du poids de ce matériau, le souci d’en re-créer les défauts et les apparences, d’en mimer les aspects manifestes, était devenu une préoccupation à part entière dans l’ère de l’immatériel.
Le mashup vient, à ce moment, du mélange entre les images enregistrées et leur support d’enregistrement, entre des contenus, quels qu’ils soient, et la manifestation de leur contenant, que celui-ci soit d’origine ou pièce rapportée. Et les défauts qui ont longtemps grevé le travail des techniciens du film sont devenus, au fil des progrès artistiques, véritable mode d’expression de certains artistes que nous nous proposons de défricher ici.
Au commencement, il y a l’image même de la pellicule : depuis Tex Avery et ce fameux débordement de la pellicule jusqu’au film annonce de 1995 de la très respectueuse Viennale, les apparitions de ce support sont légion. L’espace d’un instant, le cinéma déborde déjà de son cadre, sort de ce strict rectangle dans lequel les projectionnistes l’enferment avec soin, et nous exhibe cette fenêtre, qui ne donne plus sur le monde, mais nous renvoie à notre position de spectateur. Comme le ferait un regard caméra, la puissance du surcadrage et de la mise en abyme en plus.
Si cette pratique ne relève pas réellement de la « mastication » du celluloïd, les tentatives de manipuler directement la pellicule avaient occupé de nombreuses journées des surréalistes en général et de Man Ray en particulier depuis les années vingt. La marotte de ces derniers était de rayer, surexposer ou dessiner à même la pellicule, et ces tentatives sont poursuivies de nos jours par des artistes tels Karl Lemieux, qui effectue ses altérations du (voire des) support(s) film en direct, durant la projection elle-même qui se transforme du même coup en performance.
Depuis les années soixante-dix, c’est le collectif Schemlzdahin qui s’amuse à toutes sortes de manipulations matérielles : écrasement, déchirure, fusion, traitement à l’acide, etc. Pour Stadt in Flammen, en 1984, c’est au fond d’un lac que la pellicule a patiemment été stockée, pour mieux en développer les moisissures. Outre-Atlantique, à Chicago, sévit le réalisateur Bill Morrison qui se fit connaître grâce à Decasia et sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Éric Rondepierre a poursuivi la voie en défrichant les archives de la prestigieuse Library of Congress dans ses Précis de décomposition et ses Moires. Louise Bourque a creusé un peu plus loin ce sillon, encore, en enterrant notamment un film pendant cinq ans dans son jardin, présenté ensuite dans l’œuvre Self portrait post-mortem :
Ces expérimentations utilisent généralement des films très banaux au départ : autoportraits, films de famille, found footage, rushes personnels, etc… Brutalement, dans ces scènes ordinaires, c’est tout le poids de la matière qui surgit et écrase tout. Ces images sont toutes fascinantes, quelque part entre la vision d’un futur apocalyptique et celle des enfers. Si l’on poursuit la comparaison du raccord cut entre deux plans avec l’effet d’un clin d’œil humain, ces tortures de la pellicule ressembleraient à ce que pourrait percevoir une personne enterrée vivante, écrasée, dépérissante… Du corps de la pellicule au corps du spectateur, on retrouve à l’œuvre ce fameux principe d’identification.
La vidéaste française Cécile Fontaine se distingue particulièrement dans ce travail de boucherie plastique. Depuis les années 80, il n’y a pas une seule torture qu’elle n’ait fait expérimenter à la pellicule : froissement, déchirement, javellisation, collage, pelage, grattage, trempage, scan… C’est un bréviaire quasiment exhaustif des sévices que l’on peut infliger au support analogique, l’image d’un monde totalement instable, évanescent, déchiré et déchirant, par ces opérations auxquelles le grossissement de la projection confère une taille colossale.
On pourrait aussi évoquer ici toute la mouvance du glitch art, qui s’est fait un malin plaisir à exploiter les (nombreux) défauts qu’introduisent les approximations de l’informatique pour en faire des œuvres d’art, mais on sortirait de notre corpus purement matériel. Nous ne mentionnerons qu’une œuvre de Jacques Perconte, Après le feu. Par la multiplication des compressions JPEG, le vidéaste s’est attaqué à reproduire, virtuellement, l’effet d’un incendie naturel, dans un paysage sauvage irradié par le soleil. La débauche d’artefacts de compression tente de rendre, non sans intensité, la puissance de flammes telles qu’elles pourraient surgir dans ces lieux.
Mais ce n’est rien, encore, face aux flammes que peut déclencher le nitrate de cellulose : ce support, longtemps utilisé pour la pellicule, surnommé film flamme, est avant tout un explosif utilisé pour les armes à feu et les missiles. Les premières décennies du cinéma furent, ainsi, marquées par de nombreux incendies dévastateurs, dès ses débuts, enfants inclus. Qui plus est, ce support explosif était d’une piètre qualité de conservation et, quand il n’explosait pas, il se détériorait rapidement. Cette menace pousse à un important travail de conservation, et a inspiré à la BBC un clip réussi, où de grands héros de fiction sont poursuivis par les flammes… de la pellicule.
Nos précédents expérimentateurs, finalement, doivent garder un certain regret de ces débuts hasardeux, et nombreux sont ceux qui ont cherché à retrouver l’instabilité, les troubles et les défauts de ces vieilles bobines, « charmes » d’antan qui transformaient chaque projection en un moment unique, voire un morceau de bravoure. C’est ainsi que notre travail de torture du film revient également dans toute sa splendeur : il y a d’abord les classiques marques de brûlure dans des films aussi variés que Persona d’Ingmar Bergman, Kick me de Robert Swarthe ou Planet Terror de Roberto Rodriguez : le temps d’une séquence, voire d’un plan, le film est rattrapée par sa matière explosive ; la lampe du projecteur vient trouer le film et créer un trou béant, ceinturé de matières brûlées, sur ces images censurées par ce vide ontologique.
Ces arbrisseaux bien connus du grand public cachent la forêt embrasée des brûleurs de films : Christophe Guérin fit de ces accidents de projection le sujet même de son film Vendetta, enchaînant des images dévorées par le feu. Dominic Angerame fit œuvre d’un film qu’il avait laissé dans son appartement avant que celui-ci ne connaisse un incendie dévastateur. Bill Morrison cultive l’ambiguïté dans son superbe Light is calling où l’on ne distingue jamais vraiment les déchirements lumineux des flammes bien réelles. Il y a aussi ces images de Paul Sharits où la pellicule brûlée passe de cylindre en cylindre, comme un feu rampant que rien n’arrête.
Deux expérimentateurs expérimentés ont dévoué une large part de leur carrière à ce travail d’incendiaire : Johannes Hammel, avant d’en revenir au cinéma classique, fut l’un des grands partisans de cet effort de défiguration, notamment dans son œuvre Jour Sombre, mais son travail, hélas, loin de l’esprit d’ouverture des mashupeurs, n’est pas accessible en ligne. Thorsten Fleisch, également, a mélangé les techniques susnommées à celle du brasier pour obtenir ces bandes à la limite de la visibilité et de l’audibilité telles que la vidéo précédente. Les images initiales en deviennent à peine compréhensibles, l’ensemble étant happé dans un maelstrom infernal d’agressions visuelles et sonores infinies.
Pour terminer sur une note moins apocalyptique, regardons les créations de Sam Spreckley et notamment ses deux films Surface : les images ne sont constituées que du brûlage de pellicules, mais il crée un univers sonore autour de ces visuels comme une partition bruitiste. Par cette composante, surtout, l’incendie redevient contenu dans le moment de la projection, sujet abstrait d’un spectacle d’images qui ne mâchent plus rien que de la pure matière, et dont l’action en elle-même devient le seul motif du spectacle.
Ce modeste état des lieux nous permet d’élargir la paternité du mouvement mashup : outre l’art du collage, il est partie lié avec ces pratiques expérimentales qui n’ont eu cesse, quasiment depuis les débuts du cinéma, de mâcher, broyer, abîmer, torturer les supports de projection, jusqu’à y mettre le feu et faire de cet incendie l’objet même de certaines œuvres d’art particulièrement radicales. Alejandro Jodoroswky comme le Suprême NTM disent en substance que le but de l’art est d’alimenter le feu. Quoi de mieux que de partir d’un morceau de nitrocellulose ?