Martha Rosler / Cleaning the Drapes from the series House Beautiful: Bringing the War Home / c. 1967-72
Nous appartenons à une culture de l’image. Des images. Elles nous entourent, nous précédent parfois, et s’en emparer – même symboliquement – nous les rend à la fois plus proches et plus matérielles, elles deviennent « nôtres ». Si ce processus d’assimilation peut s’effectuer dans un premier temps et de manière commune sur le plan symbolique (dans le cadre d’un processus cognitif), il n’y parfois qu’un pas vers l’appropriation matérielle. Cette démarche répond alors majoritairement à deux types d’actes : culturel et artistique. Si l’acte culturel est aujourd’hui véhiculé et motivé par les nouveaux médias et les pratiques sociales digitales, l’acte artistique de collage/appropriation/détournement est fortement ancré dans le XXe siècle.
Le geste du mashupeur/artiste/réalisateur qui déconstruit, détourne, remploi des images d’origines et de statuts divers (cinéma, archives d’actualités ou familiales, etc.) répond à différents usages, tels que Nicole Brenez les a cartographié. Ces usages – ou plutôt les productions qui en résultent – trouvent sous l’oeil de l’analyste un écho dans certaines théories sémiologiques, esthétiques et narratologiques, développées antérieurement autour du cinéma, des médias et plus généralement de l’image.
L’auteur/artiste/réalisateur d’un film de remploi porte-t-il donc toujours – consciemment ou non – par sa démarche une part d’analyse sur le matériau source ?
« Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c’est-à-dire transformées en mensonge. »
Guy Debord, La société du spectacle, 1967, Gallimard, 1992, p.197
Pour tenter de répondre à cette question posée sur l’acte même de manipulation-(re)création, j’ai cherché à mettre en relation certaines oeuvres avec des réflexions théoriques autour des images, principalement cinématographiques. Ceci afin de voir en quoi le spectateur qui regarde un film de remploi est invité implicitement à porter un regard nouveau sur les sources employées par l’auteur.
« […] le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture. »
Roland Barthes, La mort de l’Auteur, 1968, dans Œuvres Complètes, t.III, Le Seuil, 2002, p.45
J’ai conduit ces recherches dès le début des années 2000 dans le cadre de mes études universitaires (à l’Institut Européen du Cinéma et de l’Audiovisuel à Nancy) en parallèle d’une pratique du mashup avec de balbutiants moyens numériques au sein du collectif Skin Maximizer Entertainement. Notre pratique était autant basée sur une fascination pour les images utilisées (aussi bien cinématographiques que d’actualités) que sur un désir de plonger dans notre mémoire audiovisuelle collective en construisant avec elles un langage critique et artistique.
L’objectif premier de ces recherches universitaires fut donc de proposer une analyse théorique motivée par une pratique qui contient en elle-même une part fondamentale de réflexivité sur le médium cinématographique et audiovisuel.
A cette époque le terme anglais “mashup” était avant tout circonscrit à sa déclinaison musicale. La terminologie la plus proche de notre démarche était celle issue du “found footage”, avec les proximités et différences que ce dernier peut avoir avec le mashup comme on l’entend aujourd’hui (lire sur le sujet l’article de Alain Zind sur le site). Dans mes écrits, il est important de souligner que ma recherche s’orientait majoritairement vers l’acte même d’emprunt d’images préexistantes et que c’est par le biais du cinéma et de ses théories que j’allais analyser les oeuvres, aussi diverses qu’elles soient, que je nommerais donc ici majoritairement de “remploi”.
Les articles remis en forme pour Mashup Cinéma se déclineront autour de l’analyse d’un corpus d’oeuvres organisées par thématiques : le dispositif, l’espace, la temporalité et enfin les formes de montage. Je m’engagerai ainsi dans le chemin inverse des auteurs de mashup : de l’oeuvre de remploi vers son antécédent matériel et théorique.
« N’importe qui peut faire des cut-ups. C’est une méthode expérimentale dans le sens où elle est une praxis. N’attendez plus pour écrire. Nul besoin d’en parler ou d’en discuter »
W.S. Burroughs, Œuvres croisées, Burroughs et Gysin, 1976, p. 34
NB : A noter que les quelques articles à venir sont une présentation d’écrits antérieurs à la découverte et lecture de l’ouvrage de Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main – Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias (Klincksieck, 2013). Pour aller plus loin j’’invite le lecteur à se pencher sur son ouvrage.
Le dispositif
Le rêveur réveillé
Le Film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître – 1951
La notion générique de “dispositif” est depuis longtemps soumise à nombreuses définitions et débats philosophiques. J’utiliserais ici, dans le contexte du cinéma et de sa projection en salle, à la fois les approches de Jean-Louis Baudry (dans un article rédigé en 1975), Christian Metz, et d’Edgar Morin. La séance de cinéma se rapproche pour Baudry de l’allégorie de la caverne de Platon (des spectateurs perçoivent dans une salle obscure des ombres projetées sur un écran), étant ainsi à la fois organisation matérielle et mentale.
Dans son aspect technique il y a un ensemble d’appareils, d’outils et d’accessoires nécessaires à la diffusion d’un film. S’y cumule un état de projection mentale du spectateur vers le film, et inversement.
« A partir de ce tourbillon de lueurs, deux dynamismes, deux systèmes de participation, celui de l’écran et celui du spectateur s’échangent, se déversent l’un dans l’autre, se complètent, se rejoignent en un dynamisme unique »
Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, 1956, Les éditions de minuit, p.205
Un état proche du rêve auquel le sujet adhère en toute conscience : « celui-ci sait qu’il assiste à un spectacle inoffensif. Le rêveur croit en la réalité absolue de son rêve absolument irréel » (Edgar Morin, id., p. 157)
Que devient ce dispositif et son spectateur dans le cadre d’un film de remploi ?
Dans Le Film est déjà commencé ? (1951), Maurice Lemaître (pionner du cinéma expérimental mondial, figure du lettrisme) s’attache à briser et questionner le cadre normal de la représentation cinématographique. Il y parvient en récupérant d’anciennes bobines de films, publicités et actualités en les travaillant à même la pellicule (par solarisation, grattage), en les mettant bout à bout de manière presque aléatoire, et surtout en y apposant un commentaire didactique et humoristique sur la notion même de “film” et de “séance cinématographique”.
https://www.youtube.com/watch?v=-e10eNq6ztI
https://www.youtube.com/watch?v=bBacPKmkJHA
Il s’agit ici de placer le spectateur en tant que sujet-regardant, de lui faire apparaître son ici et maintenant dans cette salle, face à un « film » qui ne cherchera en aucun cas à créer l’état de rêve latent relevé plus haut. Maurice Lemaître entreprend donc de penser et recréer l’acte cinématographique dans son dispositif, le tout dans une économie de moyens techniques (ses citations sont issues de chutes ou de bobines récupérées) et, soulignons le, dans une démarche de profond amour pour le Septième Art. De manière métaphorique, nous pourrions comparer cette démarche à celle issue de l’un des sujets de la caverne de Platon, qui, dans le même temps où il voit les ombres de la réalité, prend un malin plaisir à écrire et dessiner sur la paroi de la grotte.
Le dispositif cinématographique chez Lemaître est remis en question à la fois dans sa matérialité (la pellicule comme support à images) et son idéologie (la diffusion cinématographique régie de codes spectatoriaux comme sociaux).
Lemaître continuera son travail d’exploration organique du dispositif cinématographique à travers de nombreux autres films expérimentaux. Notamment dans son questionnement de la notion même “d’œuvre cinématographique” en titrant en 1968 Une œuvre un collage en bout à bout de morceaux de pellicules trouvées dans les poubelles d’un laboratoire de films.
Le photogramme, unité première du cinéma, retrouve ici sa matérialité en tant que support. Pour reprendre un terme développé par Jacques Aumont dans son livre L’image, il s’agit ici de redonner statut visible à l’origine de ces “images lumières”, projetées, ne s’intégrant pas à la surface qui leur sert de support, donc à priori fugitives, impalpables.
La matérialité apparente du support fait apparaître la pellicule comme élément technique avant d’être projection (“d’images lumières” donc, mais aussi du spectateur au coeur du récit). De très nombreux auteurs de films expérimentaux travailleront sur la matière même de la pellicule, sa chimie, sa dégradation dans le temps, ses possibles dans les effets d’expositions multiples, solarisation, grattage, etc. Au coeur du film de found footage contemporain, citons entre autre Bill Morrison ou encore Peter Tscherkassky :
https://www.youtube.com/watch?v=4cq1-zHhlYw
Si la pellicule existe bel et bien comme support manipulable, qu’en est-il dans le champ du numérique où l’image est traitée et stockée sous forme binaire, donc à priori immatérielle ? Pourtant le support existe là aussi bel et bien, qu’il soit DVD ou disque dur de données. Son altération est donc possible, faisant apparaître le fameux glitch dont l’esthétique est une devenue une fondamentale de l’art des nouveaux médias.
Dès 2002, l’artiste allemand Maximilian Jaenike entreprend dans Losing Touch de pousser vers ses limites l’image vidéo numérique d’un film sur support DVD (la majorité des séquences sont tirées du film The Devil’s Advocate de Taylor Hackford). Il s’attaque donc à travailler à même le disque par grattage et usure, re-numérisant ensuite le signal, le gravant à nouveau sur un support qui sera lui-même traité de la sorte. Il en résulte un étrange mélange de pixels se fondant les uns dans les autres dans une esthétique hypnotique soulignée par la bande son mais où le spectateur ne peut s’empêcher d’y chercher encore une référence visuelle. De son côté l’auteur laisse apparaître par ce bug surligné la présence du dispositif comme support altérable et donc aussi profondément fragile et fascinant dans le champ de l’image numérique que dans celui de l’image sur surface photosensible.
Si le photogramme ou l’image numérique réapparaissent dans leur matérialité, leur succession pour reproduction d’un mouvement reste le point d’orgue de ces travaux de remploi. La question du flux des images est donc au coeur du dispositif questionné et manipulé par les auteurs. Si c’est l’accident qui nous fait souvent apparaître le flux comme nécessaire au bon déroulement d’un visionnage (une pellicule abîmée, le glitch, une mauvaises réception télévisée, un temps de chargement trop long sur le web) le film de remploi (mashup ou found footage) en fera souvent une de ses matières premières d’expression, et pour nous de réflexion.
Prochain article : Le dispositif (2e partie) – flux et signal