Tout part d’un souvenir.
En des temps sombres et reculés, le pauvre petit être que j’étais ignorait ce qu’était le mashup. J’ai alors imaginé à quoi cela pouvait correspondre.
Et voici ce qui m’est venu en tête : Dustin Hoffman dans une voiture avec une voix de fausset, Leonardo Dicaprio prononçant les répliques cultes des Bronzés sur le pont du Titanic, et Jack Nicholson en gendre idéal dans Shining. Bref, des images de fiction détournées, voilà ce vers quoi mon esprit s’est orienté.
(Orgueil et Préjugés, film de Joe Wright, 2005)
Quelques centaines de mashup visionnés plus tard, je joue maintenant le rôle de celle qui doit savoir expliquer ce qu’est le mashup. C’est ici que les ennuis commencent.
En effet, je me suis rendu compte que même si je connais des formes de mashup bien différentes, je persiste à décrire cela comme du détournement de fiction. Du moins, quand il s’agit d’expliquer ça vite. Ainsi, pour faire un raccourci, ai-je tendance à dire : « vous voyez les vidéos qui détournent les bandes annonces de film ? Ou La Classe Américaine ? C’est ça du mashup ». Vous allez me dire, jusqu’ici, rien de bien dérangeant. J’appuie mon propos sur ce que les gens connaissent a priori déjà. C’est probablement la meilleure façon de faire pour arriver à mes fins.
Mais en général, c’est à ce moment là que je perds mon interlocuteur. Je rajoute pourtant toujours « ATTENTION ça n’est pas que ça, c’est aussi… ».
La prétention de cet article n’est bien évidemment pas de définir tout ce que le mot « mashup » peut englober (le site entier est là pour ça). Partant de cette idée que le mashup est avant tout un film à base d’images de fiction, j’aimerais plutôt m’interroger sur la place de l’image d’archive -non fictionnelle- dans le mashup.
Pourquoi l’image d’archive ? Simplement parce que nous avons tendance à l’opposer -souvent à tort, d’ailleurs- à la fiction. Réalité/Fiction, Preuve historique/Mise en scène, Vrai/Faux… ne me dites pas que vous n’avez jamais entendu parler de ça ?
Bref, faisons le grand écart. On pense tous blanc. Pourquoi de ne pas penser noir ?
Tout d’abord, qu’est-ce que j’entends par « image d’archive non fictionnelle » ? A part une expression pompeuse, je pense à toute image « documentaire », c’est-à-dire documentant, témoignant de quelque chose, que ce soit de l’explosion de la bombe nucléaire à Nagasaki ou de la chute d’un chat tentant une énième acrobatie, ou encore de votre arrière grand-mère, que vous n’avez jamais connue, soufflant sa 60ème bougie. Mais j’entends déjà les spécialistes grogner… « les images de fiction témoignent aussi de quelque chose, elles témoignent que Chaplin a fait du patin à roulette dans ce magasin etc. etc ». Les débats sur la différence entre fiction et documentaire sont sans fin.
Disons donc simplement qu’ici, nous appellerons « image d’archive non fictionnelle » (et pour aller plus vite, « image d’archive » tout court) toute image non tirée d’une œuvre filmique de fiction. On fait comme on peut !
La question est alors la suivante :
Pourquoi cela nous pose problème de définir le montage d’images d’archives comme du mashup ?
En filigrane intervient l’idée que le mashup ne serait pas un objet adapté au genre documentaire. Alors, mashup documentaire ou documentaire mashup, comme vous voudrez : possible ou pas possible ?
POPULARISATION DES GENRES
Que nous évoque un montage d’images d’archive ? L’Histoire, France 2 ou Arte, les deux Guerres mondiales, la voix off un peu lugubre et ennuyante ? Bref, on pense de façon assez évidente au documentaire à base d’archive (le plus souvent télévisuel mais pas uniquement). C’est ainsi que se sont popularisées, depuis les années 1950, les productions audiovisuelles utilisant des images d’archives dont Frédéric Rossif, Marcel Ophüls, Marc Ferro ou autres Daniel Costelle sont les maîtres.
Qu’en est-il pour le mashup ? Le mot apparaît d’abord dans le domaine musical dans les années 1980, puis on l’utilise pour l’image dans les années 2000, avec la démocratisation d’Internet. On parle de mashup au sujet des premiers montages vidéo détournant le plus souvent des images de célébrités trouvées sur le web. Le ton est léger, moqueur voire dénonciateur. Pourquoi des images de célébrités ? Evidemment parce qu’il est plus drôle de faire dialoguer Jacques Chirac avec un chat, qu’un anonyme du nom de Henri Dupont ou Vincent Dubois. S’en suit une appropriation des images de film par la communauté mashupeuse. Ce sont les films de fiction et particulièrement les productions Hollywoodiennes qui sont les plus utilisées (les raisons sont multiples). Résultat : les mashups les plus célèbres, populaires, diffusés et partagés sur Internet, et ce encore aujourd’hui, sont ces mashups réalisés à partir d’images de fiction et/ou de célébrités. Cette vidéo créée par Mozinor en 2007 reflète bien ce qu’étaient les premiers mashups, dont la forme était encore loin d’être stabilisée comme ceux que l’on regarde sur les réseaux sociaux aujourd’hui (on voit bien l’influence du mashup musical et du détournement à la manière de La Classe Américaine).
(photographie d’un film parodiant le Titanic de James Cameron)
Ces origines ont une influence prégnante sur la production actuelle de mashup. Si le ton comique est plus souvent mis de côté, les images de films ou de personnes connus et le registre fictionnel sont amplement majoritaires dans ce que les créateurs eux-mêmes appellent « mashup ».
Il semble donc qu’il y ait documentaire à base d’archive d’un côté et mashup de l’autre, et que les deux objets soient bien distincts.
Mais la façon dont se sont popularisés ces deux genres n’est pas l’unique raison pour laquelle on ait du mal à concevoir que le mashup documentaire puisse exister.
C’est aussi la manière dont on définit le mashup qui est en cause.
DÉFINITION DES GENRES
Les genres sont toujours crées en réponse à un besoin de qualifier un OAVNI (Objet AudioVisuel Non Identifié). Si le terme « mashup » a été inventé et employé pour parler de certains films, c’est bien que ceux-ci présentaient une caractéristique singulière. Laquelle ?
Nous sommes à la fin des années 2000. Des vidéos détournant, mélangeant, remixant les images se multiplient sur ce qu’on appelle encore « la toile ». Puis certaines plaisent plus que d’autres, on veut en parler mais, mais… comment ? En utilisant un mot, simple et le plus explicite possible pour désigner ce que sont ces vidéos qui font le buzz. On choisira alors le terme « mashup » (le « on » étant un groupe de personnes mal identifié, probablement composé d’internautes, de journalistes, de quelques chercheurs et de réalisateurs), et le mashup désignera toutes ces créations vidéo faites d’images déjà utilisées dans d’autres productions audiovisuelles. C’est du moins ce qu’on a arbitrairement décidé au vu de ces vidéos qui remportaient du succès. S’il ne s’agit pas nécessairement de créations réutilisant des images de fiction, il faut que ces images aient déjà une existence dans un autre film. C’est ici que le bât blesse. Cette définition caractérisant le mashup a l’avantage de souligner sa singularité, mais elle le réduit en même temps à une forme très contingentée. L’usage d’images d’archive jamais montées dans d’autres films subirait le même sort que celui d’images tournées par le réalisateur : il serait proscrit.
Si l’on observe en parallèle la façon dont le documentaire à base d’archive s’auto-définit, le mashup tel qu’il « doit être », semble bien loin. En effet, la majorité du temps, les documentaires sont promus en insistant sur le fait que les images d’archives qu’ils contiennent sont inédites, « du jamais vu ! » (souvenez vous des annonces publicitaires pour les différents volets de la série Apocalypse).
Mais qui va vérifier l’origine des images ? Bien évidement, aucune instance de contrôle n’a été créée en même temps que le mashup, pas plus que pour le documentaire à base d’archive. Le principe de ces deux genres repose donc sur la connaissance des spectateurs, sur leur univers de références. Inutile de préciser que celui du spectateur lambda se limite à quelques dizaines de films de fiction. Concernant le documentaire d’archive, le contrôle des spectateurs est encore plus incertain. Combien de personnes pourraient remarquer la présence d’une image d’archive de 4 secondes dans Apocalypse déjà utilisée en 1965 par Marcel Ophüls ? Une poignée de spécialistes, tout au plus.
(Baiser de la fraternité entre Brejnev et Honecker, photographie de Régis Bossu, 1979)
Quoiqu’il en soit, il semblerait donc que nous aurions tendance à qualifier de « mashup » tous les films de montage dont nous reconnaissons les images, et de « documentaire à base d’archive » tous les films de montage dont les images nous sont méconnues. Des images d’archive célèbres comme les discours d’Hitler ou les attentats du World Trade Center pourraient donc se trouver dans un film appelé « mashup ». Mais est-ce que pour autant nous parlerions de mashup documentaire ?
Force est de constater que le problème se situe encore ailleurs. C’est l’identité, l’essence même du mashup qui semble gêner. Du moins celle à laquelle on l’assimile couramment.
IDENTITE DES GENRES
Le mashup est un film de montage. Le documentaire à base d’archive l’est aussi. Néanmoins, les deux dégagent quelque chose de bien différent. Repensons à ce que nous disions au début de notre réflexion. Le documentaire à base d’archive : l’Histoire, le sérieux, la lenteur. Le mashup : le Divertissement, le côté grand public, l’effet zapping. Des préjugés ? Certes. Mais quoiqu’on fasse, l’un comme l’autre sont très marqués par ces propriétés.
La différence est que le documentaire à base d’archive est plus ancien, plus reconnu. Si cet article était un conte, il aurait le rôle du père de famille. Le mashup, fils un peu rebelle, est donc nécessairement comparé au documentaire à base d’archive (et non l’inverse, question de hiérarchie). Mérite-t-il de recevoir l’héritage documentaire ou non ?
Cette distance “identitaire”, fondée sur des préjugés, avec le documentaire tel qu’on le connaît bien nous aveugle et nous empêche de reconnaître la patte documentaire de certains mashups, ou inversement l’identité mashup de certains documentaires.
La seule façon de trouver une issue à ce dilemme est, comme souvent dans la vie, de mettre nos préjugés de côté. Le documentaire ne peut être réduit au documentaire historique que certains traitent d’ennuyeux. Que dire du documentaire de création ? Il s’agit d’un sous-genre moins codifié, avec des contours poreux qui laissent la créativité des auteurs s’exercer. L’essentiel se situe dans l’affirmation d’un regard, d’un point de vue singulier, personnel. Certains mashup à base d’archive ne pourraient-ils pas s’en approcher ?
Les films de Jean-Gabriel Périot, le Quand je serai dictateur de Yaël André, la série de films sur Carla Bruni de Thomas Cazals… et l’œuvre de Chris Marker, alors ? [pour ne pas trop m’étendre, je vous laisse cliquer sur les liens si tout cela ne vous évoque pas grand-chose] Autant de films qui réunissent des images d’archives trouvées au fond des placards, à la Cinémathèque ou sur Youtube, « inédites » ou non, montées avec ou sans voix off, coupées courtes ou pas, n’ayant absolument rien à voir avec les documentaires à base d’archive historique, et pouvant aussi bien être considérés comme du mashup ou comme du documentaire de création (je reprends mon souffle).
(photographie d’une image du film Quand je serai dictateur de Yaël André, 2013)
Pour l’instant, vous trouverez certes rarement ces films qualifiés de « mashup » par la presse, les critiques etc. Mais il y a une raison à cela. Même deux. Tout d’abord, bien que le cinéma ait plus d’un siècle, il cherche encore à se légitimer par rapport à d’autres arts. Un certain nombre de ses acteurs ne sont donc pas très enthousiastes à l’idée d’une multiplication sans fin des genres cinématographiques. On (de nouveau, ce « on » mystérieux…) l’aimerait carré, bien rangé, trié, répertorié, sans débordement. Les nouveaux genres qui peuvent se créer sont donc rarement accueillis à bras ouverts.
D’autre part, les genres sont aussi des objets de marketing. Or le mashup ne se situe pas (encore) dans une sphère marchande, puisqu’il est majoritairement diffusé sur Internet. Pour tous ces films que l’on pourrait qualifier de « mashup » mais qui sont créées pour être diffusés en salle, on préfère donc encore parler de « documentaire » ou autres genre mieux reconnus (« found-footage » et compères).
Pour clore ce long questionnement, je vous propose un petit exercice. Deux raisons justifient cette idée saugrenue : la première est que vous êtes peut-être en train de piquer du nez, et la deuxième est que cet article a l’inconvénient d’être un peu pauvre en exemples.
J’ai exploré pour vous quelques dizaines de films tirés d’une même chaîne Youtube. J’en ai sélectionné trois. Sans lire ce que j’ai écrit plus bas (et en espérant que vous ayez lu ce qui est plus haut), demandez-vous comment vous classeriez ces trois films si vous deviez le faire. DOCUMENTAIRE ? MASHUP ? AUTRES ? Je vous invite surtout à vous demander : pourquoi ? Pourquoi ? Et encore, pourquoi vous pensez ceci ou cela ?
Berceuse ✕ Louis Leblique
Art is the memory of people ✕ Rebecca Gransbury
Untitled ✕ Audrey Martinet
[CONTENU QUE VOUS N’ÉTIEZ PAS CENSÉ LIRE AVANT LA FIN DE L’EXERCICE]
Ces petits films répondaient au concours lancé par le Sheffield International Documentary Festival en Mai 2015. La consigne était la suivante : réaliser un film d’une minute utilisant au moins 10 images d’archives, exclusivement tirées d’ITN source (ndlr : plateforme britannique de contenus audiovisuels et surtout télévisuels en ligne – là est l’information qu’il ne fallait pas découvrir trop tôt).
Aucune mention des mots « mashup » ou « documentaire », les candidats étaient ainsi libres de créer ce que bon leur semblait, même si ce concours était organisé par un festival dit de documentaire.
Cet article pose plus de questions que de réponse, je l’admets. Mais plusieurs bonnes questions ne valent-elles pas mieux qu’une mauvaise réponse ? A travers ces détours sur ce que sont le documentaire et le mashup, vous l’aurez compris, l’idée n’était pas simplement de se demander si le mashup documentaire pouvait exister. Globalement, il s’agissait aussi de prouver que les genres, quel qu’ils soient, sont discutables. Raphaëlle Moine résume cela en parlant de “catégorie d’interprétation”. Chacun se fait son propre avis, selon ses propres raisons, et celui-ci peut changer à tout moment !
Quelques mots, malgré tout, sur le mashup documentaire. Une dualité anime ces deux genres respectifs, empêchant le mashup documentaire de mener une existence paisible. L’orgueil du documentaire “classique” et de ceux qui le font, les préjugés que nous avons, les conflits père-fils, les “je t’aime, moi non plus”. Voilà à peu près à quoi ressemble cette liaison. Et comme ces deux genres ne sont pas des êtres humains, on ne peut pas les laisser régler ça entre eux. A nous de décider. A vous de décider. Le mashup et le documentaire : deux objets incompatibles ? Une forme de documentaire de création ? N’oubliez pas : vous pouvez tout aussi bien décider de ne pas trancher !