Isabelle Arvers est auteur, critique et commissaire d’exposition. Son champ d’investigation est l’immatériel, au travers de la relation entre l’Art, les Jeux Vidéo, Internet et les nouvelles formes d’images liées au réseau et à l’imagerie numérique. Après avoir organisé de nombreuses expositions en France et à l’étranger (Australie, Norvège, Italie…) elle collabore régulièrement avec le Centre Pompidou et des festivals français et internationaux.
Isabelle Arvers, c’est quoi un machinima ?
« Entre collage et réappropriation, la notion même de machinima est un mashup. Le mot machinima provient de la contraction des mots machine et cinéma et correspond à la création de films à partir d’un moteur de jeu vidéo. Il s’agit d’un détournement – au sens situationniste du terme – de la fonction première du jeu vidéo qui consiste à jouer, pour utiliser les images produites par le jeu afin de créer des films. C’est aussi un collage de deux univers, celui du cinéma et celui du jeu vidéo. Pour autant, un machinima n’est pas toujours un mashup. En effet, lorsqu’un logiciel comme Moviestorm, Muvizu ou encore Iclone est utilisé, il n’y a plus ni détournement ou collage, puisque ces logiciels sont pensés pour la conception de machinimas et intègrent à un moteur de jeu, des outils pour faire des films.
Cette technique de production de films est apparue à la fin des années 90, lorsque les développeurs de jeux vidéo ont permis l’enregistrement de parties de jeux, tout d’abord avec le jeu Doom puis avec le jeu Quake. Les joueurs se sont alors emparés de cette possibilité pour documenter leurs exploits et créer ce que l’on a appelé des « speedruns », ou comment, en un temps record, un joueur parvient à finir un niveau de jeu. Ce furent les premières séquences audiovisuelles créées à partir de moteurs de jeu. Il a alors suffi de rajouter des dialogues à ces séquences pour que le premier « Quake movie » voit le jour en 1996 avec « Diary of a camper ».
Un nouveau genre cinématographique se développe alors au sein de la communauté des joueurs Quake. Mais l’éditeur Id Software refuse que les joueurs puissent utiliser le nom Quake pour des questions de propriété intellectuelle et empêche ce mouvement naissant de se développer plus avant. Pour détourner ce problème, Hugh Hancock, fondateur du site machinima.com, décide de renommer ces films en les appelant des machinimas. En 2000, le premier festival de machinimas est organisé à New York et Paul Marino, auteur du livre « The Art of Machinimas», met en place l’AMAS, l’Académie des Sciences et des Arts du Machinima. En 2003, le Ill Clan, dont est issu Paul Marino, va enrichir cette scène naissante par la production de performances machinima live avec « Common Sense cooking ». Les membres du Ill Clan viennent du living theater et de l’improvisation et jouent à Quake en live en permettant au public d’interagir avec eux.
De leur côté, les technologies 3D liées au jeu vidéo se développent rapidement, et les éditeurs de jeu commencent à s’intéresser de plus près à cette pratique émergente des joueurs. C’est ainsi qu’en 2004, le jeu les SIMs 2 va intégrer toute une série d’outils pour la conception de films. Dans le même temps, Peter Molyneux crée le jeu The Movies qui consiste à prendre le rôle de producteur, à faire des castings et à réaliser des films.
A la même époque, une série de films courts conçus à partir du jeu Halo va connaître un énorme succès et faire décoller la scène des machinimas. Il s’agit de « Red vs Blue », une série à l’humour potache qui conte les aventures de Monsieur Rouge et de Monsieur Bleu dans un univers futuriste. Les scènes souvent proches de l’absurde peuvent être comparées au théâtre de Beckett. Dans « Why are we here » l’un des personnages se pose des questions existentielles sur sa présence dans cet univers, tandis que l’autre est totalement pragmatique.
A partir de 2005, le phénomène des machinimas se démocratise grâce à la conception d’outils dédiés à la création de machinimas. Des logiciels comme Machinimation, puis Moviestorm ou encore Muvizu apparaissent et donnent une plus grande liberté pour concevoir des films à partir de la technologie 3D temps réel des jeux vidéo. Dès lors, réaliser un machinima n’est plus réservé aux joueurs émérites ou aux développeurs chevronnés, capables de modifier le jeu pour faciliter la création de films.
Et c’est une femme, Avril G. Hoffmann, une entraineuse sportive dans la vie, qui en 2005 va faire évoluer la scène des machinimas. En effet, les machinimas étant nés dans le milieu des joueurs, la plupart des histoires racontées collaient à l’univers des jeux utilisés. Dans la série The Awakening créée par Hoffman dans les Sims 2, les personnages s’interrogent sur le monde dans lequel ils vivent et sur les événements étranges qui s’y déroulent. La narration se dégage enfin du jeu utilisé.
La même année, un jeune graphiste parisien, Alex Chan, produit le premier machinima politique avec le jeu The Movies. Il s’agit de « the French Democracy » qui a pour sujet les émeutes qui se déroulent au même moment dans les banlieues en France. Agacé par la manière dont les médias traitent le sujet, il décide de donner sa version des faits et de donner une voix aux « sans voix » en expliquant, pourquoi selon lui, les émeutes ont commencé. Il poste son film sur le site de l’éditeur Lionhead Studio et en un mois, le film est téléchargé plus de 40000 fois. Un nouveau réalisateur est né, ainsi qu’un nouveau moyen d’expression, accessible à tous ceux qui possèdent des jeux vidéo et qui ont un message à faire passer.
Parce qu’ils utilisent des espaces virtuels 3D temps réel, mais qu’ils en changent la perspective au moyen d’une stratégie artistique, les machinimas permettent une distance critique vis à vis d’un monde simulacre. Ils brouillent les frontières entre fiction et réalité et redéfinissent les contours du pouvoir de transgression des jeux vidéo. « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. » Les machinimas réactualisent la conception situationniste du cinéma dans laquelle les images, les voix, les dialogues ou les interviews agissent comme différentes couches de sens. Et dans la plus pure tradition du piratage, les machinimas peuvent être perçus comme le détournement d’un média de masse, en l’occurrence le jeu vidéo, en un moyen d’expression, politique, artistique…
This Spartan Life est ainsi un talk show réalisé par l’artiste new yorkais Chris Burke à l’intérieur même du jeu vidéo en ligne Halo, un jeu de combat interstellaire entre aliens et super soldats génétiquement modifiés. Dans TSL, l’espace de combat se transforme en espace de tournage, chaque joueur devient en quelque sorte caméra, angle de vue et acteur. Chris Burke, alias Damian Laceademion dans le talk show, reçoit ses invités pour parler culture numérique, art et jeux vidéo.
Parmi ses invités, on compte le gourou des nouvelles technologies Bob Stein, fondateur de l’Institut du Futur du Livre; la vidéaste Peggy Alwelsh ; feu Malcolm McLaren, ainsi que différents acteurs du monde du jeu vidéo qui, à l’intérieur même du jeu Halo, discutent de leur pratique… De fait, chaque interview est un combat permanent de Damian et de ses invités contre les aliens ou les attaques des autres joueurs. Cette sensation constante d’être entre la vie et la mort donne une urgence aux réponses de ses invités. Le retour du réel dans le virtuel – parler alors qu’on est attaqué de toutes parts – les pousse à se poser des questions essentielles sur le sens de la vie, la violence, la mort, la communication… Le machinima comme levier d’action pour que le web reste libre et ouvert et qu’il ne se résume pas à un monde de commodités ? C’est ainsi que le voit Malcolm McLaren, interviewé dans l’épisode 6 de TSL, lorsqu’il évoque l’émergence d’une nouvelle génération de pirates qui, en détournant les médias de masse, leur redonnent du sens. »
MACHNIMA DE PRESENTATION D’UNE EXPOSITION REALISE PAR ISABELLE ARVERS